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"Cerner les enjeux des traducteurs en Europe"

octobre 2023

Si l’activité du BIEF s’adresse essentiellement aux responsables de droits et aux éditeurs français, le développement d’opérations destinées aux traducteurs littéraires y occupe également une place importante. Ainsi, le programme Goldschmidt pour jeunes traducteurs français, allemands et suisses, au programme du BIEF depuis plus de 25 ans, est devenu une référence dans la formation des professionnels. Fort de cette expérience, le BIEF, avec le soutien de la Sofia, propose depuis cette année le Paris Translators Program : un nouveau Fellowship qui a réuni 7 traducteurs européens originaires d’Espagne, Italie, Bulgarie, Pologne, Roumanie et Serbie, et traduisant de la fiction et de la non-fiction du français vers leurs langues respectives.


Radostin Jelev, Anca-Maria Pănoiu, Melita Logo-Milutinović, Magdalena Kaminska-Maurugeon, Regina López Muñoz, Pablo Martín Sánchez, Katja Petrovic, Francesca Bononi


Le programme a commencé par une journée professionnelle au Centre national du livre. Étaient réunis les principaux acteurs de la profession des traducteurs en France (Association des traducteurs littéraires de France, École de la traduction littéraire, Association pour la promotion de la traduction littéraire) autour d’une table ronde sur le métier et ses évolutions. Si les traducteurs littéraires bénéficient en France d’une situation relativement stable comparée à celle d’autres pays en Europe, il est tout de même devenu difficile de vivre de ce métier en raison notamment d’une trop faible rémunération et de la prédominance des titres anglophones : 72 % des romans sont traduits de l’anglais, laissant peu de place aux autres langues.


La bestsellerisation et la baisse du nombre de traductions en général depuis la pandémie sont également problématiques de même que l’utilisation de l’intelligence artificielle qui inquiète beaucoup les traducteurs. Sur ce point, Jörn Cambreleng, directeur du CITL à Arles, a rappelé un des enjeux, à savoir la transparence des professionnels du livre, éditeurs en tête, sur le non-recours aux logiciels de traduction, tout en reconnaissant que cette transparence vaut aussi pour les traducteurs eux-mêmes. Cette mobilisation autour des conséquences de l’IA dans le domaine de la traduction a commencé de porter ses fruits : certains auteurs ont pu obtenir de leurs éditeurs la mention dans le contrat de l’obligation de faire appel à un traducteur.


Une deuxième table ronde était destinée aux tendances éditoriales en sciences humaines et en littérature. Ainsi, Bruno Auerbach, directeur éditorial chez La Découverte, Frédéric Martin, fondateur des Éditions Le Tripode, et Fréderic Mora, éditeur de littérature au Seuil, ont eu l’occasion de revenir sur l’histoire de leur maison, de présenter des titres phares de leur catalogue et d’en dégager quelques tendances dont l’une serait l’engagement des auteurs de fiction et de non-fiction. "Aujourd’hui les écrivains cherchent à répondre à l’état du monde qui est devenu très inquiétant", explique Frédéric Martin, à l’image de Mathieu Belezi qui revient sur la colonisation algérienne dans ses romans (Prix du Livre Inter pour Attaquer la terre et le soleil) en proposant un regard actuel et décentré.

 

Également au programme, la présentation des aides à la traduction du CNL et deux jours de rencontres avec les éditeurs et responsables de droits français (Gallimard, Grasset, Libella, Cambourakis, Aux Forges de Vulcain) qui ont donné lieu à des échanges sur la façon dont les éditeurs travaillent avec les traducteurs en France et dans les différents pays d’origine des participants. Pour les responsables de droits, c’était l’occasion de présenter des titres à fort potentiel international, susceptibles d’intéresser les traducteurs et lecteurs étrangers. Des moments privilégiés et vécus comme très enrichissants comme en témoignent les quelques retours ci-dessous.

 

En clôture du programme, les Fellows étaient invités au festival VO/VF, entièrement dédié à la traduction. Lectures, tables rondes, concerts, films... ce festival, créé à Gif-sur-Yvette, en banlieue parisienne, réunit depuis plus de 10 ans des traducteurs et auteurs du monde entier, tel Éric Vuillard qui a pu y rencontrer une dizaine de ses traducteurs dont Melita Logo-Milutinovic, participante serbe du programme. "C'est toujours émouvant de rencontrer quelqu'un qu'on admire. Et c'est très intéressant de découvrir une partie des processus intérieurs qui engendrent une œuvre littéraire, surtout quand il s'agit de quelqu'un de tellement singulier comme Éric Vuillard. Un moment qui m'est resté gravé dans la mémoire est celui où j'ai appris que ma consœur Nicola Denis, qui traduit vers l'allemand, et moi-même avions la même approche de la traduction des livres de Vuillard. Cela m'a apporté une confirmation supplémentaire que j'étais sur la bonne voie". 

 

Magdalena Kaminska-Maurugeon (Pologne) et Francesca Bononi (Italie) au trad'dating 


Autre moment fort : le trad’dating, permettant au public de poser des questions aux traducteurs pour mieux découvrir leur travail. Une manifestation qui a réuni les participants du Paris Translators’ Program et les 20 traducteurs invités par l’Institut français dans le cadre du Focus traduction qui se tenait en même temps. Fort du succès de ce premier Paris Translators program, tant auprès des participants que des intervenants et des éditeurs, une nouvelle édition de ce programme sera proposée en 2024.

 

Katja Petrovic, Pierre Myszkowski


Retour sur la première édition du Paris Translators’ Program

 

"Plus que jamais nous devons nous battre pour nos droits"

 

Regina López Muñoz, née à Málaga en 1985, a traduit plus d’une centaine d’ouvrages de l’anglais, de l’italien, du portugais et surtout du français dont les livres de Joseph Ponthus, Jérôme Ferrari et Léon-Paul Fargue.


"On évoque souvent la solitude des traducteurs et à juste titre, car elle existe ! Or, outre l'isolement et le calme nécessaire pour mener à bien une traduction, ce métier nous demande également une curiosité sans fin et une soif d'information et d'enrichissement personnel et ce programme a largement répondu à ce besoin. C’était une chance pour nous, sept traducteurs, de discuter et d’échanger durant ces trois journées : des revendications professionnelles aux derniers ouvrages traduits en passant par des anecdotes cocasses et des recommandations de lectures, nos discussions auront pour moi un écho intense et sur le long terme. Par ailleurs, j'ai été surprise par la générosité et l'engagement des éditeurs rencontrés. La table ronde sur les tendances éditoriales était très intéressante dans la mesure où elle nous a permis de découvrir à la fois des grandes maisons avec une longue histoire et une grande envergure et d'autres plus indépendantes ou de taille moyenne. Ce programme m’a encore montré que la lutte pour nos droits et pour la possibilité d’exercer ce métier dignement est plus nécessaire que jamais. J’ai également pleinement retrouvé l'envie de découvrir, toujours et encore, de nouvelles voix à traduire dans ma langue. Et, surtout, ce programme m'a lié d’amitié avec six collègues formidables et une institution généreuse et fortement engagée dans la promotion des lettres françaises."

 

"Nous sommes rarement amenés à nous rencontrer"

 

Judith Rosenzweig, directrice des droits étrangers chez Gallimard, était la première à rencontrer le groupe en présence d’Éric Vigne, éditeur de sciences humaines et sociales, et d’Aurore Touya, responsable de littérature étrangère.


 "Nous avons été très heureux de recevoir ce panel de traducteurs confirmés, curieux et enthousiastes, et cette rencontre s’est avérée aussi fructueuse que sympathique. Leur francophilie est un bonheur ! Les écouter comparer les conditions dissemblables dans lesquelles ils exercent leur métier selon les pays m’a particulièrement intéressée. Après une présentation de la maison, je souhaitais aborder les principes de notre activité de cessions de droits à l’étranger, qu’il s’agisse de notre fonds ou des nouveautés. Les traducteurs ont besoin de bien comprendre le processus et les questions ont de fait été nombreuses ! Dans l’autre sens, il m’a semblé utile que deux éditeurs acquéreurs de droits évoquent, chacun dans son domaine, les choix qui président à leurs acquisitions et leurs méthodes de travail avec nos traducteurs. Les traducteurs du français vers une langue étrangère représentent un maillon essentiel mais peu visible de la chaîne des cessions de droits. Le choix du traducteur relevant, dans la majorité des cas, de l’éditeur étranger, nous pouvons échanger sur des points de traduction mais sommes en réalité rarement amenés à nous rencontrer. Or ils sont les passeurs d’une œuvre ou d’une pensée, et de la qualité de leur travail dépend véritablement la réception d’un auteur français à l’étranger. En outre, les traducteurs peuvent jouer un rôle prescripteur, en attirant l’attention d’un éditeur étranger sur un ouvrage français. Au-delà, ces rencontres contribuent à valoriser davantage le rôle des traducteurs. Notre métier est celui de promouvoir la littérature et les idées françaises à l’international : nous nous devons d’être proches de tous les acteurs de cette belle chaîne."

 

"Une ouverture au monde"

 

Radostin Jelev a suivi des études de théâtre et de lettres à Sofia avec une spécialisation dans la traduction de l’anglais et du français vers le bulgare. Depuis 2011, il traduit des textes de fiction et de non-fiction, entre autres de Paul Theroux, Claire Keegan et Elisa Shua Dusapin.


"Ce programme m’a beaucoup aidé sur le plan professionnel, mais aussi personnellement. Je me suis familiarisé avec la situation de mes collègues français et européens, j’ai vu de nombreux exemples de savoir-faire et de bonnes pratiques, j’ai eu beaucoup d’informations utiles sur les aides à la traduction en France. J’ai également compris l’importance d’apporter mes propres projets de traduction aux éditeurs bulgares. L’expérience et le haut niveau professionnel de mes collègues européens m’ont beaucoup inspiré et motivé pour la suite de mon travail. J’ai été particulièrement impressionné de voir à quel point l’Association des Traducteurs Littéraires de France défend les droits et les intérêts des traducteurs français. Il existe certes un organisme homologue en Bulgarie, l’Union des traducteurs bulgares, mais son rôle syndical laisse encore beaucoup à désirer. Les tarifs pour les traductions littéraires sont parmi les plus bas de l’Union européenne, entre 4 à 5 euros le feuillet de 1800 signes. Il est rare que le nom du traducteur apparaisse sur la couverture des livres ; les traducteurs bulgares ne reçoivent aucun pourcentage sur les ventes, et il n’existe pas non plus d’à-valoir. Les intervenants ont proposé beaucoup de pistes pour améliorer nos conditions de travail. Pour moi, ce genre de rencontres entre traducteurs étrangers permet de s’ouvrir au monde et de ne plus se sentir seul. Grâce à ce programme j’ai également découvert le festival VO/VF. C’était mon premier festival dédié à la traduction. Le cadre était magnifique. J’ai eu l’occasion d’assister à de nombreuses tables rondes et j’ai également participé au Trad’dating qui s’est révélé très amusant."

 

"Une aide précieuse"

 

Christine Bonnard Legrand, responsable des cessions au groupe Libella, a reçu le groupe en présence d’Aurélie Roche, éditrice, traductrice et responsable des traductions chez Libella.


"J’ai beaucoup apprécié ce moment d’échange avec les sept traducteurs de cette première édition du Paris Translators’ Program. Ce programme est le parfait complément du programme Goldschmidt. Contrairement aux jeunes traducteurs du programme Goldschmidt, ces traducteurs sont tous des professionnels confirmés et jouissent d’un grand niveau d’expertise. Ils ont une solide connaissance de leurs marchés respectifs et sont souvent de très précieux relais auprès des maisons étrangères pour lesquelles ils travaillent. Dans un contexte de crispation du marché de la littérature traduite, leur rôle n’est pas à sous-estimer car ils viennent souvent en soutien de soumissions que les éditeurs français peuvent entreprendre à destination des partenaires étrangers. La qualité des Fellows qui ont déjà une solide expérience permet de cerner les enjeux, et de comprendre les problématiques différentes selon les pays. Une aide précieuse."

 

Propos recueillis par Katja Petrovic