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Compte rendu

Les traducteurs et traductrices en couverture !

avril 2023

02 février au 07 avril

Le programme Goldschmidt pour jeunes traducteurs et traductrices littéraires vient de se terminer à Paris. Dans une interview publiée par la Foire du livre de Francfort, Isabelle Liber et Claudia Hamm, qui ont animé les ateliers de traduction dans le cadre de ce programme, proposent des mesures concrètes pour améliorer les conditions de travail de cette profession de plus en plus précaire. 


En 2022, la Foire du livre de Francfort mettait en avant la campagne "Translate. Transfer. Transform" et la scène du Centre international de la traduction connaissait une affluence exceptionnelle, y compris de la part du grand public. Traduire, pourquoi est-ce si fascinant ?


Isabelle Liber : "Ce qui me fascine personnellement, c’est le mouvement qu’induit cette activité entre les langues, les cultures, et surtout entre les êtres humains. S’inscrire dans ce mouvement perpétuel tout en rendant justice à ses différents pôles exige du traducteur ou de la traductrice une grande créativité, mais aussi une capacité à "ordonner" le texte traduit dans la langue cible, à maintenir sa cohérence et son intention dans un autre système linguistique et culturel. Cette tension entre liberté et "restriction" est un terrain de jeu fascinant. Si mon travail me semble particulièrement épanouissant, c’est grâce à cette possibilité d’explorer sans cesse et d’expérimenter à travers l’écriture."


Claudia Hamm : "Pour moi, traduire, c’est avant tout aller à la rencontre de l’autre. Traduire appelle une ouverture d’esprit, de l’empathie, des connaissances sur le monde et une manière très complexe et sensuelle de lire – et d’écrire. Quand je traduis, je me trouve face à un "film" et une "bande-son" complexes, qui sont toutefois encore muets dans ma langue. Mon rôle est de les aider à trouver une nouvelle forme et une nouvelle vitalité. Explorer chaque jour les moyens d’y parvenir dans ma propre langue est très gratifiant. La traduction me confronte en outre à des choses qui se situent au-delà de mon propre horizon, et j’apprends donc énormément. Pour moi, le contact avec une autre langue est une grande liberté et un plaisir. Les traducteurs et traductrices entendent, forgent et transmettent des voix qui ne seraient pas sinon entendues dans notre communauté linguistique. Cela touche à notre responsabilité, à la politique, à l’éthique. Notre propre monde en sort grandi."

 

Les conditions des traducteurs et traductrices littéraires sont souvent décrites comme précaires. Quelles mesures concrètes proposez-vous pour améliorer leur situation durablement ?


Isabelle Liber : "Une meilleure participation à la vente des livres traduits est une mesure qui me semble incontournable depuis longtemps. Au Québec, par exemple, les traducteurs et traductrices sont intéressés aux bénéfices dès le premier exemplaire vendu. Il ne s’agit pas que de rémunération : l’engagement commun de la maison d’édition et du traducteur ou de la traductrice dans le projet éditorial devient aussi par là plus visible. Et c’est également une manière d’en finir avec des relevés de droits déficitaires, qui laissent à penser que les traducteurs et traductrices sont "débiteurs" de la maison d’édition. Certes, la profession est plus reconnue depuis quelques années, et pourtant : le nom du traducteur ou de la traductrice est loin d’être systématiquement cité quand on parle d’un livre ; de même, traducteurs et traductrices sont trop rarement invités à parler d’un livre qu’ils ou elles ont traduit, et à agir, donc, en leur qualité d’auteurs et autrices. Parvenir à une meilleure visibilité – et une meilleure compréhension – de la profession reste nécessaire."


Claudia Hamm : "C’est aussi la première exigence que je voudrais formuler : les traducteurs et traductrices en couverture ! De nos jours, exploiter le travail des traducteurs tout en leur refusant une visibilité n’est pas moralement défendable, pas plus que cela ne rend justice aux lecteurs et lectrices ou aux auteurs et autrices. Une traduction peut rendre une œuvre accessible à un plus grand nombre de lecteurs avec une grande qualité littéraire, mais elle peut aussi la détruire. Ceux et celles qui lisent un texte traduit ont le droit de savoir que c’est grâce à la voix d’un deuxième auteur, d’une deuxième autrice. Mis en avant et systématiquement valorisé, le nom d’un traducteur ou d’une traductrice bénéfice parfois d’une plus grande renommée que celui des auteurs et autrices non connus dans cette langue. Il peut donc se porter garant d’une certaine qualité littéraire. C’est là un outil de marketing dont se privent les maisons d’édition.


Deuxième mesure : nous avons besoin d’un droit de plainte pour les associations aussi, afin qu’elles puissent défendre par délégation les intérêts de leurs membres et avoir un recours contre l’exploitation malheureusement courante dans le secteur. Actuellement, les fonctionnaires de la Poste en Allemagne, qui gagnent entre 2100 et 3000 € bruts, sont en grève pour obtenir une augmentation de salaire de 15 % en raison de l’inflation et de la perte du pouvoir d’achat. Avec leurs quelque 1500 € bruts, les traducteurs et traductrices littéraires doivent payer eux-mêmes leur sécurité sociale et cotiser à leur retraite. C’est tout simplement impossible. Il est globalement nécessaire d’augmenter les honoraires et la participation, de mettre en place une convention collective, et de multiplier environ par 10 la rémunération au titre du prêt en bibliothèque – en Europe, les bibliothèques allemandes se classent presque en dernière position sur ce point.


Troisième mesure, et elle est complexe : la traduction est une forme d’écriture à part entière, je dirais même : un genre littéraire à part entière. Nous avons besoin d’une théorie, d’une histoire et d’une critique littéraire de ce genre littéraire. Nous nous battons encore pour que les traducteurs et traductrices soient mentionnés dans toutes les critiques, mais ce qui est également nécessaire, c’est la compétence même de reconnaître et décrire l’œuvre des traducteurs et traductrices dans l’œuvre des auteurs et autrices. Lorsqu’un critique vante le ton délicat et lyrique d’une autrice traduite ou sa capacité à passionner le lecteur, je regarde tout de suite qui a traduit le livre. Car ce sont précisément ces qualités qui peuvent varier d’un ou d’une collègue à l’autre. Que le travail linguistique effectué par les traducteurs et traductrices pendant des mois, voire des années soit apprécié, critiqué ou au contraire passé sous silence, cela relève notamment de la responsabilité des critiques."

 

Dans quelle mesure les traducteurs et traductrices littéraires ont-ils une influence sur ce qui va paraître ?


Isabelle Liber : "Heureusement, il arrive régulièrement que des livres trouvent leur chemin dans l’autre pays à l’initiative des traducteurs et traductrices, et c’est un avantage incontestable pour la diversité du paysage littéraire. Mais il ne faut pas oublier l’effort que cela représente : effectuer une veille sur le marché, repérer un texte, en traduire un extrait, en présenter les forces à différentes maisons, etc. sont des activités non rémunérées et pourtant indispensables. Au fond, la situation des traducteurs et traductrices n’est pas radicalement différente de celle des artistes du spectacle vivant, pour lesquels un dispositif financier a été mis en place en France à travers le statut d’intermittent. Celui-ci prévoit sous conditions un financement de l’État pour compenser les périodes sans emploi, une aide qui, appliquée aux traducteurs et traductrices, leur permettrait par exemple de se consacrer à cette activité décisive qu’est la médiation, ou encore à la formation professionnelle."


Claudia Hamm : "Les traducteurs et traductrices littéraires travaillent souvent en contact étroit avec les maisons d’édition. Pour les petites maisons d’édition qui n’ont pas leurs propres scouts littéraires, ils sont souvent des médiateurs importants et apportent des propositions inédites. Mais c’est aussi valable pour les grandes maisons : songeons par exemple à Retour à Reims, de Didier Eribon. La proposition de le traduire en allemand venait de Tobias Haberkorn, un ancien participant du programme Goldschmidt. Dans le cas des langues dites mineures, qui ne sont pas lues par les éditeurs, les éditrices ou les comités de lecture, ce rôle est encore décuplé. Mais même en littérature française, la pratique montre que beaucoup de choses sont encore à proposer aux maisons d’édition allemandes, sans oublier les retraductions d’ouvrages plus anciens ou même des trésors ignorés. […] Je constate cependant qu’en raison des conditions de travail défavorables, les jeunes sont de moins en moins nombreux à vouloir ou à pouvoir se lancer dans cette profession. Si l’on ne peut exercer ce métier qu’avec un certain "matelas financier", cela a aussi des conséquences sur la composition socioculturelle de notre corps de métier, voire sur l’univers linguistique des traductions. Et peut-être même sur les relations internationales : un moins grand nombre de traduction réduit notre connaissance des visions du monde et des réalités des autres pays."

 

Une dernière question sur le tandem franco-allemand : de grands noms comme Annie Ernaux, Michel Houellebecq ou Leïla Slimani sont très présents en Allemagne. Mais qu’en est-il de la littérature germanophone en France ?


Isabelle Liber : "Malheureusement, elle se porte plutôt mal, et c’est un problème de taille. Alors qu’auparavant, les grandes maisons d’édition travaillaient généralement en interne avec une personne qui maîtrisait la langue allemande, cette époque est révolue, comme en témoignent aussi les mauvais chiffres de l’enseignement de l’allemand en France. Il me semble qu’à l’heure actuelle, ce sont plutôt les petites maisons d’édition qui accueillent volontiers des projets de traduction de l’allemand – ce qui s’explique sans doute aussi par l’attention plus grande qu’elles portent aux projets directement proposés par les traducteurs et traductrices. S’il est peut-être moins dynamique qu’à une époque, le paysage de la traduction depuis l’allemand n’a donc pas disparu, mais il est plus éclaté : les interlocuteurs et interlocutrices sont de ce fait plus difficiles à identifier, plus difficiles à convaincre, et les volumes de commande ont diminué. Il est donc d’autant plus important que nous, traducteurs et traductrices de l’allemand, soyons actifs – et puissions l’être. Un excellent exemple du soutien qui peut nous être apporté dans cette perspective est par exemple l’une des bourses accordées par le Deutsches Übersetzerfonds, qui nous permet d’investir du temps dans un projet de traduction afin de le soumettre ensuite à une maison d’édition."


Claudia Hamm : "Si les maisons d’édition françaises s’intéressent de moins en moins aux livres de langue allemande, c’est aussi une question de contenu. Ce sont les clichés qui dominent, fortement marqués par les discours politiques d’après-guerre. La France entretient une image de l’Allemagne dans laquelle la période nazie joue un rôle important, mais où l’existence de la RDA, par exemple, n’a guère d’importance. À l’inverse, on parle peu en Allemagne de la France comme puissance militaire et coloniale – et l’on s’étonne donc des résultats électoraux et des tensions sociales de l’autre côté du Rhin... En résumé, lutter pour que les relations culturelles entre la France et l’Allemagne ne s’endorment pas est une priorité."

 

Les questions ont été posées par Iban Carrère et Katrin Hage, de la Foire du livre de Francfort. Traduction de l’allemand : Isabelle Liber et Claudia Hamm