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Compte rendu

À Francfort, le business reprend avec prudence

novembre 2022

19 au 23 octobre

Après trois ans de pandémie, visiteurs et professionnels ont enfin retrouvé "l’ambiance Francfort", à la fois grand public et business. Retour sur l’événement du point de vue de quatre responsables de droits français travaillant dans les domaines des SHS, de la littérature, de la BD et de la jeunesse. 


87 000 visiteurs, 93 000 professionnels du livre et 4 000 exposants venant de 95 pays : la Foire du livre de Francfort a retrouvé son effervescence internationale malgré le contexte de crises multiples. Pour la vente des droits, ce premier Francfort "presque normal" depuis le Covid s’est placé sous le signe d’une belle reprise selon Sandrine Paccher, responsable des droits au groupe Humensis, Laurence Leclercq, directrice des droits au Groupe Delcourt, Isabelle Darthy, directrice des droits à l’école des loisirs et Christine Bonnard Legrand, directrice des cessions chez Libella. 



BIEF : Quelles sont vos impressions sur ce premier Francfort "post-Covid" ?

 

Isabelle Darthy : "Une très belle foire de reprise ! Le Covid a cassé la routine des foires, je ressens plus de curiosité, d’enthousiasme et de disponibilité de la part de mes interlocuteurs. L’ambiance était très business, mon agenda archi-plein, même si de nombreux éditeurs ont attendu début septembre pour décider s’ils allaient venir."


Laurence Leclercq : "Pour moi et mes collaboratrices c’était un Francfort enthousiasmant ! Avec un grand nombre de retrouvailles en présence qui généraient une joie collective et communicative, beaucoup de discussions et de dîners, et ce sur l’ensemble des segments éditoriaux que nous accompagnons au sein du groupe Delcourt."


Sandrine Paccher : "C’était ma troisième année à Francfort en tant que responsable de droits aux PUF, il y a des liens assez forts qui se nouent. On sentait une envie de se rencontrer, et même un certain enthousiasme."


Christine Bonnard Legrand : "L’ambiance était chaleureuse et agréable malgré un contexte international et économique anxiogène. Nous avons retrouvé l’atmosphère des rendez-vous qui permet d’échanger sur les marchés respectifs, de "prendre la température" des paysages éditoriaux des autres pays, etc."


BIEF : Vos rendez-vous étaient-ils aussi nombreux et de même qualité qu’avant le Covid, malgré l’absence des Américains et de certains éditeurs asiatiques ?


Christine Bonnard Legrand : "Nous avons retrouvé pour la première fois une foire presque normale en termes de fréquentation, à l’exception des Asiatiques que nous avions beaucoup vus avant la Foire en zoom. J’ai tout de même réussi à voir un agent taiwanais de l’agence Grayhawk qui s’était déplacée en nombre : 8 agents ! Côté Américains, les grands groupes avaient choisi d’envoyer en priorité leurs vendeurs de droits, ce qui nous a pénalisés. À noter la grande fébrilité du côté britannique également."


Laurence Leclercq : "Pour notre segment BD, nous avions objectivement moins de rendez-vous qu’en 2019 en raison de l’absence des Américains et de certains éditeurs et agents asiatiques. Cependant, et comme désormais nous accompagnons également à l’international des labels de littérature (Les Avrils et Marchialy) et lancerons en 2023 un label jeunesse (Sens dessus dessous), nous avions au total plus de rendez-vous ! C’était donc un Francfort très dynamique pour le Groupe Delcourt."


Un Francfort enthousiasmant pour Laurence Leclercq et l'équipe Delcourt


Sandrine Paccher : "J’ai eu le même nombre de rendez-vous. Les interlocuteurs des PUF sont très fidèles, curieux et attentifs. Nous n’avons pas ressenti l’absence des Américains car les éditeurs des presses universitaires étaient tous présents. Peut-être qu’ils viennent car les liens entre presses universitaires sont très anciens et qu’ils achètent traditionnellement plus de titres qu’en fiction ? Le peu d’éditeurs asiatiques n’a pas eu un grand impact pour nous car nous passons très souvent par les agents, et que là encore les échanges entre presses universitaires surtout sur notre fonds restent dynamiques." 


Isabelle Darthy : "Les Américains n’étant peu nombreux au rendez-vous, nous en avons profité pour faire d’autres rencontres. Côté asiatique, il y avait très peu d’éditeurs mais plutôt des agents. C’est évidemment mieux de voir les éditeurs car cela permet mieux percevoir les évolutions du marché. La tendance à la baisse des cessions avec le Japon, s’est accentué ces dernières années, et les périodes de confinements, leur peu d’appétence pour les rendez-vous en visio, ne nous aident pas à garder le contact avec les éditeurs. Pour la Chine nous avons un agent exclusif, ce qui aide à maintenir des liens étroits."


BIEF : Est-ce que le contexte de crise (inflation, crise du papier, explosion des coûts d’impression) a eu un impact sur vos échanges et le nombre de cessions ? 


Christine Bonnard Legrand : "La majorité des rendez-vous commençait par un point sur le paysage économique, sur la flambée des coûts du papier et de l’impression. Mais la prudence qui guide les achats ne date pas de l’édition 2022 de la Foire : le marché de la littérature traduite est en tension depuis plusieurs années et un certain nombre d’éditeurs "s’autocensurent" en se projetant sur la difficulté à "construire" un auteur inconnu sur leur marché linguistique. Plusieurs partenaires m’ont confié vouloir se recentrer sur les auteurs nationaux. Du coup, leur sélectivité s’en trouve accrue et leur première réaction est de se tourner vers des valeurs sûres."


Les mémoires de Joséphine Baker, une des "valeurs sûres" de Libella


Sandrine Paccher : "On en parle, comme nous avons tous les mêmes problèmes, nous avons tous les mêmes réflexions. Je dirais que l’impact est plus psychologique qu’économique, en tout cas mes chiffres ne le reflètent pas pour l’instant, mais en SHS les achats se font sur long terme, nous vendons essentiellement des titres de notre fonds. Bien sûr, pour les nouveautés, on privilégie de plus en plus les titres courts, et certaines cessions ne peuvent se faire par ailleurs que grâce aux aides à la traduction, mais cela n’a pas changé depuis le Covid et les autres crises."

 

Laurence Leclercq : "Prudence exprimée par certains de nos confrères pour certaines paginations et certains formats – les ouvrages de plus de 150 pages effraient bien plus qu’avant, et non pour des questions de coût de traduction, mais bien pour des questions de coût du papier et coût de fabrication. Cela vaut également pour les projets de co-impression dont nous ne pouvons plus "garantir" les prix unitaires."


Isabelle Darthy : "En jeunesse aussi, les éditeurs sont plus prudents. Tout est pris en compte : le papier, le transport, le nombre de pages, la reliure… Chacun s’échange les contacts des imprimeurs en Europe, c’est bien aussi que les contraintes actuelles nous obligent à revoir nos lieux de production. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y a moins de cessions."


L'équipe de l'école de loisirs fête les 20 ans de Simon 


BIEF : Quels genres de titres et de thèmes ont attiré l’attention ?



Laurence Leclercq : "Les thèmes environnementaux et écologiques attirent encore et toujours, et ce quelle que soit la forme du traitement : sous forme de fiction (Les Pizzlys, de Jérémie Moreau, roman graphique), d’enquête documentée (Saison Brune 2.0 - Nos empreintes digitales de Philippe Squarzoni) ou d’ouvrage de vulgarisation scientifique (Mémoires d’un cétacé, d'Anne Defréville dans notre collection Octopus). De même pour les sujets sociétaux et les enquêtes qui interpellent beaucoup nos confrères - le sujet des bitcoins par exemple avec J’ai vendu mon âme en bitcoins, de Jake Adelstein, aux Editions Marchialy, sous forme de narrative non-fiction, ou La Grande aventure du bitcoin et de la blockchain, d'Olivier Bossard et Maud Rivière sous forme de BD. Enfin les témoignages ancrés et contemporains (investigations, santé, lifestyle, lanceurs d’alerte) intéressent les éditeurs étrangers, tout comme les biographies, les portraits, la narrative non-fiction et le true crime."

 

Isabelle Darthy : "Nous avons un catalogue assez classique et nos interlocuteurs fidèles ne viennent pas chercher un sujet particulier chez nous, même si l’écologie, l’environnement restent des sujets demandés. Ils cherchent de bonnes histoires. Cet automne, comme en France, nous avons mis en avant la série Simon de Stephanie Blake dont nous avons fêté les 20 ans de création avec elle et en présence de tous ses éditeurs internationaux. Deux autres titres se sont détachés lors des rendez-vous : Hoka Hey de Neyef, un roman graphique paru au Label 619. Il s’agit du parcours initiatique d’un jeune Indien au début du 20e siècle qui, enlevé à sa tribu et éduqué par des Blancs, va redécouvrir sa culture et ses racines. Puis L’Expédition rocambolesque du professeur Schmetterling de François Soutif et Vanessa Simon Catelin. Un grand album paru sous la marque Kaléidoscope."


Sandrine Paccher : "Les nouvelles collections innovantes des PUF telles Nouvelles terres et Géopolitiques ont suscité beaucoup d’intérêt. Ce sont de petits livres pas chers qui offrent un regard sur l’état du monde actuel respectivement en géopolitique et en anthropologie. Autres titres phares : Chronographie de la Seconde Guerre mondiale, chez Passés composés, La traîne des Empires : impuissance et religion de Gabriel Martinez-Gros et Ruptures et Être à sa place de Claire Marin à L’Observatoire, deux grands succès de librairie. Ce sont des livres de philosophie de l’intime qui marche très bien depuis l’expérience du confinement. Comme nous représentons toutes les marques du groupe Humensis, nous avons un éventail très large en SHS et en non-fiction à proposer."

 

Christine Bonnard Legrand : "Étant donné la versatilité du contexte international, les documents d’actualité peinent à trouver preneurs, et sont pénalisés du fait de leur manque de pérennité. J’ai trouvé que les éditeurs se focalisaient peut-être moins sur les nouveautés mais demandaient davantage des titres de backlist comme les Mémoires de Joséphine Baker parues chez Phébus qui ont déjà trouvé preneurs dans plusieurs territoires. En fiction, priorité est tout de même donnée aux ouvrages retenus sur les sélections de prix littéraires – qui restent des marqueurs importants. Partie italienne, d’Antoine Choplin, shortlisté pour le prix Renaudot, a ainsi suscité beaucoup d’intérêts. Une belle couverture médiatique et de belles ventes sur le marché domestique, clairement, ne suffisent plus."


Propos recueillis par Katja Petrovic