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Du patrimoine classique à la création contemporaine, l'univers bien particulier des littératures pour la jeunesse nordiques

avril 2011

Pourquoi ces littératures, écrites pour un nombre réduit de locuteurs, rencontrent-elles un écho si important à travers le monde et plus particulièrement en France ?

Extrait de l’article d’Anna Svenbro paru dans La Revue des livres pour enfants (février 2011), traduit et adapté par Anna Marek
 
Pourquoi ces littératures, écrites dans des langues qui comptent pourtant pour chacune d'entre elles un nombre réduit de locuteurs (pour ce qui est des langues scandinaves stricto sensu : environ 10 millions pour le suédois, 350 000 pour l'islandais, autour de 5 et 6 millions respectivement pour le norvégien et le danois ; le finnois, qui fait partie des langues finno-ougriennes, compte environ 5 millions de locuteurs) rencontrent-elles un écho si important à travers le monde et plus particulièrement en France ?
 
Peut-on, malgré une histoire ancienne qui fait que les littératures nordiques pour la jeunesse partagent les mêmes racines, parler d'« école nordique » du livre pour enfants ? Il serait erroné de voir dans la littérature pour la jeunesse des Pays nordiques un ensemble monolithique. Il est néanmoins possible de dégager un certain nombre de traits distinctifs au fil des œuvres des divers auteurs pour enfants issus de ces pays.
 
Un premier trait distinctif est à chercher dans ce qu’on entend par littérature jeunesse dans les Pays nordiques. Certains genres littéraires qui ne paraissent pas a priori comme prisés par la jeunesse dans notre pays le sont chez eux. L’exemple le plus frappant est sans conteste la poésie. Alors qu’en France ce genre est en apparence plutôt l’apanage d’une élite, plutôt réservé aux adultes, il est très populaire dans les pays nordiques, et la littérature jeunesse (du Finlandais d’expression suédoise Zacharias Topelius jusqu’aux Suédois Lennart Hellsing ou Barbro Lindgren, au Danois Halfdan Rasmussen en passant par la Norvégienne Inger Hagerup) n’échappe pas à cette popularité.
 
Une seconde caractéristique est d’ordre culturel. L’importance accordée à la famille et à l’enfance est très grande dans les Pays nordiques. Les cultures de ces pays sont marquées par un profond respect de l’intégrité et de la dignité de l’enfant comme personne. Et ce respect trouve sa traduction jusque dans des politiques publiques, souvent érigées en modèles, et qui sont extrêmement ambitieuses au niveau de la protection, de l’aide et des services aux familles (particulièrement dans le secteur de la petite enfance), permettant d’un côté une bonne conciliation entre vie familiale et vie professionnelle tout en mettant l’accent sur l’égalité entre hommes et femmes. Des éléments que l’on retrouve dans la littérature enfantine.
 
Un troisième trait extrêmement fort : une vision anti-autoritaire, quasi-libertaire, voire subversive dans certains cas, des rapports des enfants aux adultes et à leur monde. Il y a bien entendu, originellement, une visée exemplaire, didactique, voire édifiante : c’est frappant dans l’œuvre d’Andersen, et lorsque les enfants lisent Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf, il est tout autant question d’apprentissage de la géographie que de littérature. Mais Nils, à l’instar d’une foule d’autres personnages de la littérature nordique pour la jeunesse, devient au fil de ses (més)aventures un personnage volontaire et indépendant, capable de prendre son destin en mains. Les enfants sèment bien souvent la zizanie dans le monde des adultes, les injustices ne leur échappent pas. A l’instar de Fifi Brindacier, les héros des littératures nordiques pour la jeunesse se font les fers de lance de la contestation sociale. L’adulte est très loin d’idéalisé : il est parfois irresponsable, le plus souvent incapable de comprendre la sensibilité, la vulnérabilité parfois, les rêves et les aspirations des enfants. Il est donc souvent remis en question quant à sa légitimité à exercer l’autorité.
 
Car les littératures nordiques pour la jeunesse n’enferment pas les enfants dans une enfance idéalisée et isolée du monde réel ; l’éducation est vue comme une protection non pas en tant qu’elle doit préserver l’enfant du caractère impitoyable et révoltant du monde, mais en tant qu’elle doit le préparer à l’affronter. La littérature jeunesse des Pays nordiques (d’Andersen à la Suédoise Malin Lindroth et Tormod Haugen) est peuplée de personnages confrontés au malheur, au deuil, à la cruauté et à la violence.
 
Une fois mises en évidence ces quelques caractéristiques, on peut se demander pourquoi cette littérature pour la jeunesse exerce une telle fascination à l’échelle internationale et plus particulièrement en France, au-delà de l’exotisme qu’on invoque (trop ?) souvent pour parler de l’attrait des cultures nordiques, et de certains clichés associés à cette aire géographique et culturelle.
Avant de parler de fascination, il faut tout d’abord mettre l’accent sur la peur qui l’a souvent précédée, du moins en France, où le caractère frondeur et subversif des héros, la cruauté et la crudité des thèmes abordés détonnent dans l’univers de la littérature française pour la jeunesse qui paraît bien policé en comparaison.
Au pays des « Petites filles modèles » de la Comtesse de Ségur, ces littératures, venant de pays dont on tire souvent des « modèles » économiques et sociaux, ne sont pas des littératures-modèles. De modèle, elles n’en proposent pas, elles ne s’instituent pas en juges de ce que l’enfance devrait être, mais se font les observatrices des premiers âges de la vie et de leur rapport au monde et à l’imaginaire.
 
Enfin, ces écrivains, qu’il s’agisse d’Andersen ou de Selma Lagerlöf, en passant par le Suédois Bertil Malmberg – dans les années 1920 – n’ont jamais destiné leur œuvre exclusivement à la jeunesse. On peut lire La Petite fille aux allumettes, Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède ou Le Monde d’Åke – un roman jamais traduit en français – avec des yeux d’enfant comme avec ceux d’un adulte, ce qui a sans doute contribué à la pérennité de ces œuvres.

 

Anna Svenbro, chargée de collections en langues scandinaves à la Bibliothèque nationale de France