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Portrait et entretien de professionnel

"Chaque lecture nous marque bien entendu, mais il y a aussi les aspects de la vie courante"

août 2023

Il a rencontré De Gaulle, grillé des sardines avec Alain Robbe-Grillet et vendu les droits des premiers livres de Beckett. Basé à New York depuis 1947, Georges Borchardt a créé son agence littéraire en 1967 dont il a construit la notoriété en vendant des titres français aux éditeurs américains. Il est l’un des plus prestigieux témoins de l’évolution des échanges franco-américains. Toujours en activité, l'agence représente aujourd’hui majoritairement des auteurs de langue anglaise.


BIEF : Georges Borchardt, nous nous sommes récemment retrouvés à New York à l'occasion des rencontres franco-américaines. Vous avez été et vous êtes toujours une personne très importante du monde de l’édition et votre agence conserve une notoriété exceptionnelle. Pourriez-vous nous parler de vos débuts en tant qu'agent – notamment pour la littérature française à New York – dans les années 50 ?

 

Georges Borchardt : "J’avais 19 ans quand je suis arrivé à New York en 1947. Je n’avais jamais entendu parler du métier d’agent littéraire mais ai obtenu un poste à 35.00 dollars par semaine dans une agence qui essayait de faire publier des livres français en traduction. J’étais coursier, emballeur, etc., mais aussi lecteur de ces livres, et demandais aux éditeurs français de m’envoyer des ouvrages qui m’intriguaient. Au bout de trois ans, j’ai été interrompu par une double menace de mobilisation (classé bon pour le service en France mais absent par le consulat qui m’a recommandé de servir dans l’armée américaine où je serais mieux nourri). J’ai ainsi passé plus d’un an en Islande, dans un régiment de la garde nationale du Tennessee, à protéger l’aéroport de Keflavik de menaces communistes pendant la guerre de Corée. En fait j’étais en charge des paiements dus aux officiers de l’armée de l’air revenus de mission, ce que je fis si bien que l’on me récompensa en m’offrant deux permissions de 30 jours chacune, que je passai à Paris où j’eus l’occasion de rencontrer les éditeurs français qui m’avaient confié des livres : Le Seuil, Minuit, Gallimard, etc."

 

BIEF : L'un de vos premiers succès a été de trouver un éditeur américain pour La Nuit d'Elie Wiesel, dans lequel il revient entre autres sur ses souvenirs d’Auschwitz et qui ne trouvait pas preneur aux États-Unis. Ce livre a connu un immense succès. Comment avez-vous convaincu Hill and Wang en 1959 ?  


Georges Borchardt : "Je connaissais un peu Arthur Wang, le directeur d’une petite maison d’édition plus tard acquise par Farrar Straus. J’ai fait appel à sa conscience et sa responsabilité d’éditeur (oui, ces valeurs existaient encore à ce moment-là). Il m’a offert un contrat avec un à-valoir de 250.00 $, payable en deux tranches – 100.00 $ à la signature, une victoire qui m’a donc rapporté tout de suite une commission de 15.00 $ – à condition que je lui trouve un éditeur britannique qui partage les frais de traduction. Au début, les ventes étaient presque nulles. Aujourd’hui elles avoisinent 400 000 à 500 000 exemplaires par an. L’éditeur britannique que j’avais trouvé a fait faillite, mais je ne crois pas que ce soit à cause de moi."

 

BIEF : Vous êtes également à l’origine de la publication américaine des œuvres de Samuel Beckett. Vous avez réussi à vendre les droits d’En attendant Godot pour 200 dollars à Barney Rosset de chez Grove. Vous souvenez-vous de votre première impression à la lecture de cette pièce ?


Georges Borchardt : "Je ne m’en souviens pas, mais je ne me suis certainement pas dit : voilà un auteur qui recevra le prix Nobel, et une pièce qui sera jouée à travers le monde, en maintes langues, pendant les siècles à venir. L’offre de Grove a été de 1,000.00 dollars, mais pour Molloy, Malone meurt, et Godot… On sait que les pièces se vendent moins bien que les romans, et le montant a été fixé à 400.00 dollars pour chacun des deux romans et à 200.00 dollars pour la pièce. Quant au pauvre auteur, il a du ré-écrire ses textes en anglais." 



 

BIEF : Votre agence a également défendu les Mémoires de guerre de De Gaulle. Le général avait posé comme condition que le manuscrit ne soit pas envoyé par la Poste mais que les éditeurs se déplacent dans votre bureau. Quelle occasion, pour le jeune agent que vous étiez à l’époque, de rencontrer non seulement tous les grands éditeurs américains mais également De Gaulle en personne ! Qu’avez-vous ressenti ?


Georges Borchardt : "Une grande fierté. Le jour de gloire était arrivé ! Pendant la guerre, j’étais interne au lycée Mignet d’Aix-en-Provence, mes parents étaient décédés (ma mère morte en déportation), et pour moi comme pour bien d’autres De Gaulle avait été l’espoir personnifié. J’étais jeune, et cela m’a permis de rencontrer le Général dans ses bureaux. J’étais en compagnie de Charles Orengo, le directeur littéraire de la Librairie Plon, nous étions les deux seuls à mesurer moins de deux mètres, deux nains au pays des géants. Je n’aurais jamais rencontré De Gaulle si je ne m’étais pas exilé ! Plus tard j’ai aussi rencontré Mendès France et Pompidou."

 

BIEF : Vous pensiez que ses Mémoires de guerre seraient votre premier grand succès mais le livre s’est peu vendu aux États-Unis. Pourquoi à votre avis ? 

 

Georges Borchardt : "De Gaulle n’était pas très populaire aux États-Unis, il avait la réputation de ne pas toujours suivre les conseils ou les ordres de Washington." 

 

BIEF : En 1967, vous avez créé votre propre agence Georges Borchardt, Inc. avec votre femme Anne Bolton Borchardt. Votre fille Valerie y travaille depuis 1999. Vous avez contribué à la publication de plus de 2000 traductions du français aux États-Unis, introduisant des auteurs de la French Theory comme Gilles Deleuze, Michel Foucault ou Jacques Lacan. Rétrospectivement, l’époque 1950-1970 est considérée comme l’âge d’or des sciences humaines et sociales françaises, comment avez-vous vécu ces grands mouvements au moment où personne ne savait encore l’impact qu’auraient ces auteurs ? 

 

Georges Borchardt : "J’ai eu beaucoup de chance de vivre ce moment. Michel Foucault, en particulier, est lu aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Rencontrer en personne beaucoup de ces auteurs a été à la fois enrichissant, éducatif, et un énorme plaisir. Parfois, nous nous sommes même trouvé des points communs : par exemple avec Pierre Bourdieu. Mobilisés, lui en Algérie, et moi en Islande, nous écrivions (inspirés par Cyrano ?) des lettres d’amour passionnées pour nos camarades plus ou moins illettrés. Les réponses arrivaient, dans mon cas du moins, dans des enveloppes scellées au rouge à lèvres."

 

BIEF : Idem pour l’existentialisme et le Nouveau Roman avec Sartre, Ionesco, Robbe-Grillet ou Duras… que vous avez également introduits aux États-Unis. Quelles étaient les réactions des éditeurs, lecteurs et des médias américains à l’époque ? 

 

Georges Borchardt : "Cela n’a pas toujours été facile. Sartre était considéré par Knopf comme romancier et auteur de théâtre, et Knopf (premier éditeur de Sartre aux États-Unis) ne publiait pas le reste. Mais c’est ce "reste" qui est lu aujourd’hui. Anne a traduit plusieurs textes de Duras, y compris une pièce qui fut jouée (je crois un soir seulement !) avec une pièce de Pinget traduite par Beckett. La critique a été terrible : "double zéro". Mais L’Amant a été un best-seller et a survécu !"


 

BIEF : Vous avez toujours une relation particulière avec les éditions de Minuit…

 

Georges Borchardt : "Minuit est la seule maison que nous représentons encore pour tous ses livres. J’ai reçu, dans les années 80, cette lettre de Jérôme Lindon : 'Depuis tant d’années que nous nous connaissons, nous sommes en droit, il me semble, de constater l’admirable inaltérabilité de nos relations. Travaillant ensemble pendant presque trente ans sans qu’un nuage n’ait jamais obscurci notre amitié, il y a là de quoi réviser toutes nos conceptions habituelles sur la nature humaine. Pour peu que nous continuions au cours des trente ans qui viennent – je pense que nous en sommes capables – notre cas pourra servir de modèle aux générations futures, sur ce plan tout au moins.' Cela fait maintenant près de soixante-dix ans que nous représentons les auteurs de Minuit aux États-Unis."

 

BIEF : Avez-vous le souvenir d’une rencontre ou d’un échange profondément marquant avec un de ces auteurs que vous avez envie de partager avec nous ? 

 

Georges Borchardt : "Chaque lecture nous marque bien entendu, mais il y a aussi les aspects de la vie courante. C’est Robbe-Grillet qui m’a appris à griller comme il faut les sardines : quelques secondes, et on les retourne, et une fois de plus quelques secondes." 


Georges Borchardt et Alain Robbe-Grillet

 

BIEF : Les éditeurs américains traduisent peu de livres étrangers. Diriez-vous qu’il y a eu des périodes où il était plus facile de les convaincre d’acheter des droits français ?

 

Georges Borchardt : "Cela a toujours été difficile, mais les choses sont également plus difficiles aujourd’hui pour les écrits littéraires de langue anglaise. En plus, il y a de moins en moins de francophones parmi les décideurs des grandes maisons d’édition (il n’y a jamais eu, comme en France, des responsables engagés pour s’occuper uniquement de traductions). Ces maisons n’encouragent pas les traductions, et cherchent ce que l’on appelle ici 'instant gratification' : les revenus immédiats. À mes débuts j’avais rencontré Bob Gottlieb, plus tard directeur de Simon & Schuster, et après cela directeur de Knopf : il venait d’apprendre par cœur Le Cimetière marin ! Le jour de l’attribution du Goncourt, je recevais souvent des offres pour un livre qu’aucun éditeur ici n’avait encore lu, et le New York Times publiait généralement un article le lendemain."

 

BIEF : Depuis plusieurs décennies maintenant, l’agence Borchardt est connue pour les auteurs et le fonds qu’elle possède. Quelles sont aujourd’hui les spécificités de l’agence dans le paysage américain ?


Georges Borchardt : "Nous nous occupons toujours du suivi des titres que nous avons publiés par le passé : rééditions, nouvelles traductions, mais aussi nouveaux droits à exploiter – les e-books, les audio books maintenant très demandés. Et de nouveaux ouvrages parus chez Minuit, ou ailleurs pour certains auteurs (Patrick Modiano, Marie NDiaye, Tahar Ben Jelloun...) pour lesquels les portes nous sont généralement grandes ouvertes, en partie à cause du succès de certains dont personne ne voulait auparavant, et en partie du succès de nos auteurs de langue anglaise. Cela nous permet aussi de faire publier des textes, souvent en prépublication, dans des revues – ce que nous avons fait récemment pour un inédit de Proust dans The New Yorker. Parmi nos auteurs de langue anglaise, publiés aussi en France, les 'fonds' Hannah Arendt, Aldous Huxley, George Steiner, Tennessee Williams, et beaucoup d’auteurs vivants : Anne Applebaum, T.C. Boyle (dont les trois derniers romans ont été sur la liste des best-sellers en Allemagne). Jerome Charyn, Ian McEwan, etc. Notre agence est restée très petite, et très littéraire. Nous ne sommes que six, y compris ma femme et moi qui sommes tous deux proches de la retraite (quelque peu au-delà de ce qui est préconisé en France). Notre fille, Valerie, dirige maintenant l’agence. Notre mission est bien entendu d’apporter aux auteurs que nous représentons le maximum de soutien financier possible, et le maximum de lecteurs possible, tout en partageant avec d’autres ce que nous aimons."

 

Propos recueillis par Katja Petrovic 



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