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Compte rendu

Féminisme, racisme, postcolonialisme... Retour sur les rencontres SHS à Berlin

avril 2022

24 & 25 mars 2022 

40 éditeurs français et une trentaine d’éditeurs allemands spécialisés en sciences humaines et sociales se sont rencontrés à Berlin pour échanger sur les tendances du secteur dans leurs pays respectifs. 


Le BIEF, en partenariat avec l’Institut français d’Allemagne et le Bureau berlinois du Börsenverein, a organisé des rencontres franco-allemandes entre éditeurs de sciences humaines et sociales à l’Institut français de Berlin. Maxime Catroux, éditrice de sciences humaines chez Flammarion, et Philipp Hölzing, responsable des livres scientifiques chez Suhrkamp, reviennent sur les évolutions actuelles dans leur secteur en France et en Allemagne. 

 

BIEF : Quelles sont, selon vous, les grandes tendances dans le domaine des sciences humaines et sociales dans vos pays ? 


Philipp Hölzing : En Allemagne les sciences sociales, et en particulier la sociologie, ont fait un retour en force au cours de la dernière décennie. Depuis le milieu des années 2010, on peut parler d'une soif d'analyse de la société en Allemagne, parallèlement à des développements tels que les nouvelles inégalités sociales, le populisme de droite, #MeToo, le racisme et le problème du postcolonialisme ainsi que le changement climatique, qui déterminent désormais le débat social. Les livres d'Eva Illouz, Wolfgang Streeck, Andreas Reckwitz, Heinz Bude, Hartmut Rosa, Bruno Latour ou Oliver Nachtwey ont été les best-sellers de ces dernières années. 

 

Cela s'est fait un peu au détriment de la philosophie qui était davantage mise en avant dans les années 1990 et 2000 avec la réception de la philosophie française postmoderne ou le grand débat sur les neurosciences. Mais des philosophes connus tels Jürgen Habermas ou Axel Honneth sont toujours des best-sellers, ainsi que les grands philosophes américains, comme Martha Nussbaum, Thomas Nagel et Daniel Dennett, ou français comme Michel Serres.

 

Les sciences humaines constituent la troisième grande discipline pour le marché allemand de la non-fiction. Sur les listes de best-sellers, figurent cependant majoritairement les ouvrages d'historiens allemands ou anglo-saxons et rarement d’auteurs français ces dernières années – la grande époque des Annales et de leurs successeurs semble quelque peu révolue. 

 

Les livres scientifiques sur la nature et les animaux, le comportement animal ou l'éthique animale, ainsi que les thèmes connexes du changement climatique et de l'Anthropocène, constituent une nouvelle tendance. En outre, on constate que l'Allemagne continue à se préoccuper très fortement de sa propre histoire. En revanche, l'étude de l'histoire coloniale allemande est un sujet nouveau et très controversé, en particulier chez certains journalistes culturels, et cela restera certainement un grand sujet dans les années à venir.

 

Enfin, le thème de la "diversité" joue un rôle de plus en plus important sur le marché allemand. Il y a encore trop peu de femmes auteures, en particulier dans les segments scientifiques, où le professeur blanc masculin continue de dominer l'activité éditoriale.

 

Maxime Catroux : Concernant les sciences humaines en France, voici trois tendances, qui, à mon sens, reflètent surtout mes centres d’intérêt professionnels et ne prétendent bien sûr à aucune exhaustivité. 


1. Le renouveau féministe. En 2017, à la suite de l’affaire Weinstein, naissait le hashtag #meToo qui allait avoir un retentissement mondial. Et qui a notamment entraîné une nouvelle inflexion du champ éditorial. Dans son sillage, livres, revues et projets féministes sont nés. La Déferlante, revue trimestrielle, média engagé et soutien du féminisme intersectionnel, fondée en 2021 par Marie Barbier, Emmanuelle Josse, Lucie Geffroy et Marion Pillas, a su fidéliser un large public avec 10 000 abonnés print, 16 000 abonnés de sa newsletter.


Points féministe, collection de poche dirigée par Gabriella Larrain, créée en 2021, "donne la parole aux femmes et aux minorités de genre face à une invisibilisation encore largement répandue". Les Œuvres du matrimoine, série de la collection Librio dirigée par Astrid Chauvineau, remettent à l’honneur des autrices oubliées. Sans omettre le travail de "petites" maisons comme Divergences, fondée en 2016 à Paris par Johan Badour, qui édite les livres de féministes comme bell hooks ou Veronica Gago. Des autrices comme Camille Froidevaux-Metterie, Manon Garcia, Mona Chollet, ou côté graphique Pénélope Bagieu, portent également le renouveau intellectuel des jeunes générations.


2. L’expérience retrouvée. Jeunes générations, relève intellectuelle. La philosophie est sortie de la grisaille académique et renoue avec l’expérience vécue, de plain-pied avec la vie ordinaire. Elle invente de nouveaux sujets, comme Emanuele Coccia avec sa Philosophie de la maison (Rivages) ou Maxime Rovere avec Que faire des cons ? (Flammarion). Elle renoue les fils du politique et de l’intime, comme Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer (Gallimard), explore les failles de la vie quotidienne avec Adèle Van Reeth et sa Vie ordinaire (Gallimard), questionne notre vie amoureuse et sexuelle comme Manon Garcia dans La Conversation des sexes (Climats) ou notre rapport de citoyen au plaisir comme Michaël Fœssel dans Quartier rouge (PUF). Claire Marin, autrice de Rupture(s) (L’Observatoire), puise dans la littérature la matière d’une réflexion nouvelle sur l’expérience vécue dans Être à sa place, tout juste paru.


3. L’essai d’intervention : faire mieux, faire bref. Nés du confinement, de nouveaux formats de livre sont apparus : Tracts chez Gallimard (2019), Placards et Libelles au Cerf (2021), Libelle au Seuil (2022). Petits prix, faible pagination, rythme de parution soutenu, sujets d’actualité confiés à des écrivains ou à des spécialistes, le pari d’une prise de parole nouvelle est tenu. Le succès du livre de Barbara Stiegler, notamment, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation (Gallimard, 2021) en témoigne. Saluons en outre l’originalité du modèle de production et de diffusion des Tracts, qui donnent lieu à un podcast sur France Culture. 


BIEF : En termes de ventes, comment le secteur a-t-il évolué depuis le début de la pandémie ?

 

Maxime Catroux : Il a été porté par le succès de livres de non-fiction, comme ceux de Delphine Horvilleur, Camille Kouchner ou Mona Chollet, qui se font l’écho de questions qui traversent le champ social. 

 

Philipp Hölzing : En Allemagne, ce sont notamment les maisons d'édition de qualité qui ont bien traversé la crise jusqu'à présent. Pour Suhrkamp, je peux même dire que nous avons connu les deux meilleures années depuis la création de notre collection scientifique avec une augmentation des ventes d'environ 25%, ce qui est énorme. Il semble que cela soit dû en partie au fait que les bibliothèques universitaires étaient fermées et que les étudiants et les enseignants ont acheté plus de livres. Quoi qu'il en soit - et c'est une bonne nouvelle - nous verrons comment se présentera la situation après la pandémie, dont nous ne sommes pas encore sortis, loin de là.

 

BIEF : Y a-t-il des tendances et des évolutions, respectivement en France ou en Allemagne, présentées lors des rencontres à Berlin qui ont particulièrement suscité voter intérêt, notamment dans la perspective d'éventuelles traductions ?

 

Philipp Hölzing : Le marché français de la non-fiction est bien sûr tellement vaste et diversifié qu'il est impossible de le résumer en quelques phrases. Pour nous, avec le profil très spécifique de la collection scientifique Suhrkamp, ce sont les disciplines de la sociologie et de la philosophie mais aussi des sciences politiques, de l'anthropologie et de l'histoire, auxquelles nous accordons une attention particulière. Nous y recherchons des voix nouvelles et originales, des auteurs que nous n'avons pas en Allemagne et qui ont développé un point de vue théorique sur le monde qui leur est propre. 

 

Maxime Catroux : Philipp Hölzing a décrit un paysage éditorial qui consacre le succès de la non-fiction, et voit aussi le renouveau de la sociologie et des débats de société (Andreas Reckwitz, Bruno Latour, Eva Illouz notamment). Nous cherchons l’un et l’autre à traduire des auteurs et des thèmes que nous ne trouvons pas dans nos pays d’origine, qui procèdent donc d’un regard "éloigné" pour citer le beau titre du livre de Claude Lévi-Strauss.

 

Propos recueillis par Katja Petrovic 



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