BIEF : Le Petit Prince, Le Petit Nicolas, Harry Potter… La liste des célèbres personnages publiés par Gallimard Jeunesse est longue. Mais commençons peut-être par les débuts avec la NRF des enfants, lancée dès les années 1920. Gallimard a donc publié de la jeunesse pendant près de 50 ans avant la création de Gallimard jeunesse en 1972. Dans quelles circonstances a eu lieu cette naissance ?
Hedwige Pasquet : Effectivement, Gallimard a publié dès 1920 Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur, d’Edy-Legrand, suivi de nombreux autres titres, en 1934 notamment : Les Contes du chat perché de Marcel Aymé puis Jean Tardieu, Henri Pourrat, Charles Péguy illustré par André François, enfin en 1946 Le Petit Prince. En 1972, Claude Gallimard, à la suite d’une rencontre avec Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, décide de créer une entité jeunesse. C’est une époque de grand foisonnement post-68, à l’écoute de Françoise Dolto, favorisant une reconnaissance de l’enfant. Il y a concomitamment la création d’associations en faveur de la lecture pour la jeunesse, d’éditeurs pour la jeunesse, de la presse pour la jeunesse, des CDI dans les écoles, des premières librairies jeunesse…
BIEF : Gallimard Jeunesse a lancé des collections novatrices dès sa création : 1000 Soleils bien sûr, puis Folio Junior, Les livres dont vous êtes le héros, Découvertes Gallimard, Les Yeux de la Découverte… pour n’en citer que quelques-unes. Quelles sont à vos yeux les grandes étapes du développement de Gallimard Jeunesse et comment avez-vous entretenu cette créativité durant toutes ces années ?
H.P. : Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron ont eu le projet de donner le goût de la lecture aux enfants en leur faisant découvrir les grands auteurs du fonds Gallimard : Hemingway, Kessel, Bosco, Steinbeck… dans un livre soigné avec une couverture en provenance des plus grands illustrateurs : Bilal, Lemoine, Delessert, Galeron… D’où la création de 1000 Soleils ; puis ils voulaient répondre à la curiosité et à l’attente de la connaissance avec une grande encyclopédie familiale interactive. Rapidement, ils ont souhaité mettre le livre à la disposition du plus grand nombre avec la création de livres de poche de qualité : Folio Junior, Folio Benjamin, tous illustrés, en ayant surtout pour valeurs l’exigence, l’excellence de la qualité des textes, le sens du beau pour séduire et la création et l’innovation. C’est l’ADN de Gallimard Jeunesse qui persiste aujourd’hui mais bien sûr avec une adaptation permanente pour être à l’écoute de nos lecteurs ainsi que de l’évolution et de l’influence de la société. Nous souhaitons provoquer la rencontre du livre et de l’enfant. Pour ne citer que quelques étapes, j’évoquerai :
- Mes Premières Découvertes avec des pages transparentes
- Le lancement des grands formats avec Les Royaumes du Nord de Philip Pullman suivi de Harry Potter de J.K. Rowling (dont les trois premiers titres ont été publiés en Folio Junior). Cette (r)évolution a suscité une lecture transgénérationnelle, de nouveaux lecteurs bien sûr mais aussi de nombreuses fanfictions et de nombreux nouveaux auteurs : Timothée de Fombelle, Erik L’Homme, Christophe Maury, Christelle Dabos…
- La création d’un label Giboulées sous la direction de Colline Faure-Poirée
- La prise de conscience de l’importance du son pour les plus jeunes avec la création de Gallimard Jeunesse Musique, et plus récemment de Mes Petits imagiers sonores qui rencontrent un franc succès chez les plus petits ou Écoutez lire dont le développement numérique joue un rôle important aujourd’hui
- En 2006, le lancement de Gallimard Bande dessinée
- Aux côtés des documentaires encyclopédistes, le développement des non-fictions.
Nous sommes aujourd’hui un éditeur multimédia en veille sur toutes les découvertes.
BIEF : Dès sa création, à l’époque post-68, Gallimard Jeunesse revendiquait un esprit subversif. Comment garder cet esprit au temps de la cancel culture, de la censure et des "sensitivity readers" ?
H.P. : Plutôt que subversif, je suggérerais un esprit novateur et même pionnier. Il est très important de défendre la liberté d’expression de nos auteurs et de donner à nos lecteurs les outils pour s’informer, se construire et faire face à ce nouvel état d’esprit engendré par la cancel culture, tant dans la littérature que les documentaires. Parmi nos dernières publications, par exemple, une bande dessinée de Roberto Saviano illustrée par Asaf Hanuka, Je suis toujours vivant, une vie en sursis depuis le succès de Gomorra.
BIEF : À presque 80 ans, Le Petit Prince n’a pas pris une ride et fait l’objet de nouvelles séries animées, d’une bande dessinée ou encore d’un livre pop-up. Comment adaptez-vous ces grands classiques au goût des jeunes lecteurs d’aujourd’hui ?
H.P. : Le Petit Prince n’a pas pris une ride mais c’est précisément parce que ces textes restent des grands classiques intemporels et universels qu’ils font l’objet de projets dérivés audio, audiovisuels… Pour mettre en avant ces titres du fonds, il nous arrive de multiplier les éditions, moderniser les couvertures, organiser des opérations spéciales… ce que nous pratiquons beaucoup dans la collection Folio Junior.
BIEF : Vous avez participé à installer l’idée qu’il existait une littérature jeunesse bien que certains de vos auteurs soient évidemment lus à tous les âges. Les enfants ont leurs livres, leurs auteurs mais le but n’est-il pas justement de créer de multiples passerelles entre la production jeunesse et ce que les enfants liront plus tard ?
H.P. : Nous considérons que nos auteurs écrivent de la littérature qui s’adresse au plus grand nombre et revendiquons être un éditeur de littérature.
BIEF : Au début des années 1980, s’ouvre chez Gallimard Jeunesse la grande période du livre documentaire et encyclopédique avec des collections telles que Découverte Cadet ou Découvertes Gallimard. Des livres illustrés, destinés aux jeunes adultes - mais pas seulement - ayant marqué les esprits tant par l’originalité de leurs maquettes et de leurs choix graphiques que par la richesse de leur documentation. Quelle plus-value peuvent apporter ces livres aujourd’hui encore par rapport aux informations disponibles sur Internet ?
H.P. : Les documentaires reflètent l’état d’esprit de notre société et des enjeux contemporains : racisme, harcèlement, discrimination, environnement, égalité. À côté de la connaissance encyclopédique, la forme a beaucoup évolué, ainsi que l’iconographie, de la bande dessinée à la non-fiction jusqu’aux ouvrages interactifs qui donnent l’opportunité aux jeunes de découvrir et comprendre en agissant ou construisant des objets issus de coffrets d’activités. Les jeunes sont conscients des risques d’inexactitudes sur Internet mais rien n’empêche de découvrir en regardant une vidéo. Les livres et Internet sont devenus complémentaires. Nous avons lancé des non-fictions et des collections : BAM et Les Grandes Vies. Les jeunes lecteurs s’approprient les "grands thèmes" de l’existence et découvrent les parcours de personnalités telles que Joséphine Baker, Gisèle Halimi, Simone Veil, Henry David Thoreau…
BIEF : Publié en France chez Gallimard Jeunesse, Harry Potter est devenu un phénomène mondial au point qu’on parle aujourd’hui d’une "génération Harry Potter". Comment avez-vous acquis les droits de cette série et comment qualifier cette génération de jeunes lecteurs ?
H.P. : Gallimard Jeunesse a toujours eu une ouverture vers l’international, en achat ou vente de droits incluant les coéditions. L’acquisition des droits de Harry Potter à la fin des années 90, avant même la publication en langue anglaise (alors que celui-ci avait été refusé par une dizaine d’éditeurs anglais…), a été le fruit de l’expérience et du talent de notre éditrice Christine Baker, demeurant à Londres et devenue directrice éditoriale. L’intérêt pour ce héros inhabituel de la vie quotidienne ne tarit pas et, s’il est communément acquis que J.K. Rowling a donné envie de lire aux enfants, on parle moins de son influence sur l’écriture en ayant donné naissance à des milliers de fanfictions au même titre que Philip Pullman. Ils ont inspiré une génération de nouveaux auteurs pour la jeunesse, pour ne citer qu’Erik L’Homme, Christophe Maury, Timothée de Fombelle, Christelle Dabos…
BIEF : Beaucoup d’éditeur jeunesse misent actuellement sur la BD documentaire. Alors que la BD est présente depuis 2005 dans votre catalogue, elle semble majoritairement centrée autour de la fiction. Quelle est la raison de ce choix ?
H.P. : "Nous venons justement de publier un ouvrage illustré sur la guerre d’Algérie sous forme de bande dessinée et, dans notre catalogue Gallimard Bande dessinée, vous trouverez quelques ouvrages de non-fiction : À boire et à manger de Guillaume Long, Tatane sur le football, ABCD de la typographie…"
BIEF : La transmission du savoir ayant changé, vous avez par exemple développé une application interactive pour tablettes de La Coccinelle, adaptée de Mes Premières Découvertes. Comment faire évoluer tous ces formats à l’ère numérique ?
H.P. : L’arrivée des iPads a suscité un grand intérêt car c’était un nouveau support permettant de mettre en valeur le contenu de certains ouvrages, issus par exemple de Mes Premières Découvertes. Malheureusement, ces applications n’ont pas trouvé leur public. Le livre numérique (hormis les ebooks et audiobooks) reste à inventer. Je ne doute pas que cette nouvelle perspective verra prochainement le jour.
BIEF : Quelles sont selon vous les plus grandes aspirations des jeunes lecteurs aujourd’hui ? Que publiez-vous pour y répondre ?
H.P. : Dans la littérature, nous devons continuer à offrir une grande variété, les ouvrages de fantasy sont toujours plébiscités, de même que les titres traitant de sujets contemporains comme récemment Je serai vivante de Nastasia Rugani en Scripto, qui permet à nos lecteurs de s’identifier, de ne pas se sentir isolés et de leur donner les mots pour s’exprimer. Notre métier est d’identifier les grandes tendances de demain et nous sommes à l’écoute des autrices et auteurs auxquels nous laissons carte blanche.
BIEF : Finalement, peut-on dire qu’il y a un esprit Gallimard Jeunesse ?
H.P. : À travers cet esprit initié il y a 50 ans perdure notre ADN et ses valeurs, ainsi que pour les 50 années à venir… J’y ajouterai le souhait d’accompagner les parents et les jeunes dans le choix des ouvrages ainsi que la volonté de renforcer notre relation de confiance avec tous les acteurs de la chaîne du livre : des créateurs aux libraires en passant par les bibliothécaires, journalistes…
BIEF : Pour fêter les 40 ans de Gallimard Jeunesse, vous aviez lancé le prix du premier roman jeunesse et publié 40 cartes postales, un florilège de tous les grands illustrateurs Gallimard tels Jean-Olivier Héron, Henri Galeron ou Eleonore Schmid qui ont façonné l’image de la maison. Qu’allez-vous faire pour célébrer vos 50 ans ?
H.P. : Nous voulons associer et remercier tous les acteurs de la chaîne du livre : des auteurs aux libraires, sans oublier tous nos collaborateurs et nos partenaires étrangers avec lesquels nous avons réalisé plus de 350 millions d’exemplaires, en toutes langues dans le monde entier : treize livres vendus par minute ! Parmi nos nombreux projets, nous préparons un ouvrage pour le deuxième semestre, Gallimard Jeunesse, 50 ans dans l’histoire de la littérature de jeunesse en France, une remise en avant de notre fonds en librairie assortie de nombreux tickets d’or gagnants, un concours dans les collèges, des partenariats, une opération solidaire à la fin de l’année et d’autres surprises… Malheureusement, les incertitudes liées à la pandémie nous ont empêchés d’organiser une fête à Bologne. Rendez-vous en 2023 !
Propos recueillis par Katja Petrovic et Hannah Sandvoss