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Compte rendu

"Il y a une nouvelle vague de la pensée française à Taïwan"

février 2021

Annulée à la toute dernière minute en raison de nouveaux cas Covid, la Foire du livre de Taipei n’a pas pu accueillir ses 600 000 visiteurs attendus. L’envie d’échanger et de continuer à mieux se connaître était d’autant plus forte lors des rencontres virtuelles entre professionnels du livre taïwanais et français, organisées par le BIEF et le Bureau français de Taipei.


"L’annulation de la Foire était une petite catastrophe à laquelle on ne s’attendait pas du tout", explique Muriel Schmit, attachée de coopération du Bureau français de Taipei. Mais  les solutions de repli ne manquent pas et les livres français initialement prévus pour être exposés seront prochainement présentés lors d’une soirée festive à la librairie française Le Pigeonnier. Ce sera également l’occasion de promouvoir le catalogue édité en chinois complexe des titres que les éditeurs français ont inscrits aux Foires du monde cette année et de présenter, choisis parmi ceux-ci, quelques coups de cœur "autour d’un bon verre de vin". 


Pour commencer cette visioconférence, Claire Mauguière, responsable des études au BIEF, a rappelé qu’en 2019, 236 titres français ont été cédés vers le marché taïwanais, dont 136 en jeunesse, 33 en sciences humaines et documents et 19 en fiction (derniers chiffres SNE/BIEF).


Histoire, cuisine et valeurs sûres 


Si des éditeurs taïwanais tels Business Weekly Publication ou Rye-Field Publishing House sont ouverts à la traduction, ils sont de plus en plus sélectifs, notamment dans le domaine de la fiction en n’achetant pratiquement que des valeurs sûres : Philippe Claudel, Patrick Modiano ou Michel Houellebecq, explique Nicolas Wuagent chez Grayhawk Agency. Il remarque également un regain d’intérêt pour les livres de cuisine français et les livres pratiques, notamment de développement personnel. En sciences humaines et sociales, il y a une forte demande pour les livres d’histoire tels les Petits Précis de mondialisation d’Erik Orsenna ou les livres sur la Chine comme Les fils de princes – Une génération au pouvoir en Chine de Jean-Luc Domenach (Fayard 2016). Dominé par les mangas, le marché de la bande dessinée recourt peu aux traductions françaises même si quelques éditeurs commencent à s’intéresser aux bandes dessinées documentaires comme Un printemps à Tchernobyl (Futuropolis) pour ne citer qu’un exemple.


L’édition jeunesse, un secteur stable et ouvert aux traductions


Robert Lin, directeur de Children’s publications et président de la Foire du livre de Taipei, a présenté quelques caractéristiques du marché jeunesse. Comme en France, il s’agit d’un secteur stable porté par une centaine d’éditeurs publiant autour de 2 000 nouveautés par an. Si les auteurs locaux dominent, les éditeurs s’intéressent également aux traductions japonaises et anglophones. La production française est appréciée pour son originalité et la qualité de ses illustrations. Les pop-up français sont "très à la mode" et les lecteurs apprécient également les titres français de vulgarisation des savoirs pour les jeunes. Imprimés en Chine depuis une dizaine d’années et non plus en Italie , les éditeurs taïwanais ont plus rapidement accès aux livres jeunesse français en raison de la proximité géographique et achètent souvent des collections entières, explique Robert Lin qui a lui-même acquis les droits de l’ensemble des titres de la collection "Discovery Education" de Gallimard Jeunesse, avec qui il travaille depuis plus de trente ans. "Nos ventes se font d’abord en librairie puis sur Internet ; la promotion passe de plus en plus par les réseaux sociaux. La vente directe, beaucoup pratiquée entre 1980 et 2000, se fait plus rarement mais existe toujours dans les écoles ou dans les résidences universitaires. Pour les tout-petits, les vendeurs se rendent même dans les maternités, précise Robert Lin."


De nouvelles traductions, directement du français


Également présent à cette visioconférence, Kun-Yung Wu, directeur des éditions Utopie, a présenté l’édition de sciences humaines à Taïwan. Fondée en 2010 par lui-même et un ami rencontré lors de ses études de sciences politiques à Paris, Utopie est spécialisée en psychanalyse, politique et sociologie. Elle édite Michel Serre et Pierre Bourdieu et développe un projet éditorial dans une perspective globale, contrairement à d’autres maisons, petites ou grandes, qui s’inscrivent dans une logique plus court-termiste de réponse aux attentes, fluctuantes, du lectorat. À côté des quelques maisons spécialisées en SHS, comme Acropolis, les grands éditeurs publient aussi traditionnellement dans ce domaine. Les presses universitaires sont souvent des services internes à l’université, "qui restent assez fermés et dont les publications ne s’adressent pas au grand public". 


Lui-même traducteur et ancien président de l’Association taïwanaise des traducteurs de français pour laquelle il a initié un prix de traduction pour les œuvres de non-fiction, Kun-Yun Wu a une bonne vue d’ensemble des titres français traduits dans son domaine. En 2017, dix-sept titres figuraient sur la liste du prix, dont six de SHS "classiques" tels le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie ou Le Mythe de Sisyphe, et un seul ouvrage d’actualité. En 2019, le nombre de titres a augmenté, avec vingt-six ouvrages dont quatre en rapport avec l’actualité car "les lecteurs s’intéressent davantage au monde dans lequel nous vivons depuis les manifestations pro-démocratiques à Hong Kong, soutenues par une partie de la population taïwanaise", remarque Kun-Yun Wu. Il constate également, depuis cinq ans, une "nouvelle vague de la pensée française", grâce à l’enseignement de la philosophie au lycée. Ainsi beaucoup de livres de la French Theory notamment sont pour la première fois traduits directement depuis le français et non plus, comme c’était l’usage dans les années 80, depuis le japonais ou l’anglais. Mais, rappelle-t-il, la traduction prend du temps et le délai classique de publication de 18 mois, voire 24 mois, est souvent insuffisant pour une traduction de qualité et les éditeurs taïwanais de sciences humaines souhaiteraient pour beaucoup obtenir un délai de 36 mois.


Katja Petrovic