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Compte rendu

Retour sur le premier Fellowship destiné aux éditeurs arabes

décembre 2019

18-22 novembre 2019

Moins d’un an après les rencontres franco-arabes organisées par le BIEF, le premier Fellowship d’éditeurs de langue arabe s’est tenu à Paris. Douze éditeurs du Maghreb jusqu’au Golfe ont ainsi eu l’occasion de renforcer leurs liens avec leurs homologues français et de poursuivre les discussions entamées à Francfort ou l’année précédente.


Le programme a commencé sous les feux de l’actualité et d’une certaine façon du quotidien du monde arabe depuis bien longtemps. Sur les douze éditeurs invités, onze étaient finalement au rendez-vous : l’éditeur libanais, Pierre Sayegh (Librairie du Liban) ayant dû annuler sa participation en raison des événements à Beyrouth. L’annonce de cette défection est venue redire les contextes si difficiles dans lesquels les éditeurs arabes parviennent à maintenir leur activité. À Tunis, au Caire, et plus récemment à Alger et Beyrouth, les éditeurs vivent au rythme des mouvements de contestation… et de leur impact sur l’économie du livre. Mais tous, habitués à la situation, ont des projets de publications, de traductions et de développement. C’était là aussi un de leurs points communs et la raison de leur présence à Paris.

 

Très mobilisés toute la journée du mercredi au Centre national du livre, pour des rendez-vous avec les éditeurs français, les éditeurs invités ont aussi présenté leur catalogue et abordé l’histoire propre à l’édition arabe contemporaine.

 

Deux profils d’éditeurs

En sont ressortis notamment deux profils de maisons d’édition : d’une part les maisons créées dans les années 1970-1980, à l’initiative de figures intellectuelles et en écho au mouvement nationaliste arabe. Sud Éditions, créée à Tunis en 1976 constitue un bon exemple, avec un catalogue de près de 400 titres aujourd’hui, tout comme les deux maisons d’édition égyptiennes, Al Arabi Publishing, fondée en 1975, et Al Dar Al Masriah Al Lubananiah, fondée en 1985. Ce sont bien souvent des maisons familiales, pour qui l’activité éditoriale est au centre du quotidien depuis toujours et qui, en plus d’être une passion, est presque ressentie comme une responsabilité.

 

Dans un deuxième groupe, on retrouve des maisons d’édition créées plus récemment, à partir des années 2000, et qui cherchent à défricher de nouvelles lignes éditoriales. On peut citer ici les éditions Al Kotob Khan au Caire, ou Al Tanweer – "les lumières", en arabe – dont le catalogue se veut exigeant et militant, s’ouvrant aux auteurs du monde entier (Clarice Lispector ou Arundhati Roy pour Kotob Khan ou Thomas Piketty et Garcia Márquez pour Al Tanweer). C’est aussi dans le domaine de la littérature jeunesse que l’on assiste à un renouvellement. Deux éditeurs jordaniens en sont une parfaite illustration, Salwa Shakshir, des éditions Al Salwa, et Sinan Sweis, des éditions Jabal Amman.

 

De la photo de groupe de ce premier Fellowship d’éditeurs se dégage une étonnante vitalité de l’édition arabe par temps de crise. C’est aussi ce qui est ressorti de la journée d’échanges organisée au CNL, autour des questions sur le lectorat en sciences humaines et sur la traduction. Sherif Bakr (Al Arabi Publishing) constate que l’appétit pour la lecture est encore très vivace partout dans le monde arabe. "Même à Bagdad, dans une économie en ruine, il est incroyable de voir dans les rues tous ces lecteurs… tous ces acheteurs dans les allées de la foire." Mais réduit à l’échelle de chacun de leur pays, le marché demeure bien trop étroit. C’est un constat qui a fait l’unanimité parmi les membres du groupe : leur marché est celui de la langue arabe, non celui de leur propre pays. C’est la raison pour laquelle ces éditeurs consacrent une bonne partie de l’année à voyager, de foire en salon du livre. C’est là que se fait une grande part de leurs ventes.

 

Les éditeurs travaillent l’ensemble du monde arabe

Les éditeurs affirment ne pas pouvoir véritablement s’appuyer sur un réseau de librairies suffisamment dense pour commercialiser leurs livres. Tous soulignent les difficultés de distribution. Cette faille (pas ou peu de librairies professionnelles, pas de distribution) leur est d’ailleurs souvent opposée par leurs interlocuteurs des maisons d’édition françaises, en particulier dans les négociations pour les cessions de droits. Sur ce sujet, les éditeurs arabes ont fait, là encore, front commun en expliquant qu’un même titre ne pouvait pas être cédé à plusieurs éditeurs de langue arabe sauf à se retrouver en compétition sur une même foire du livre et donc en concurrence. Et l’absence de prix unique, a fortiori à l’échelle de plusieurs pays, signifie une guerre ouverte des prix puisque les éditeurs travaillent l’ensemble du monde arabe.

 

La proximité entre tous ces éditeurs, bien qu’originaires de pays différents, ressort également de leurs catalogues, du choix des titres et des thématiques, portant sur l’exil, la guerre ou encore la soif de liberté. Et les sujets de société sont également bien présents même s’ils sont abordés avec une certaine prudence, comme en ont témoigné les échanges entre les éditeurs arabes et Célina Salvador, des éditions Steinkis, dont certains titres, à l’image du livre de Jérémie Dres, Si je t’oublie Alexandrie, n’ont pas manqué de faire réagir les participants.

 

La production arabe reste difficile d’accès pour les éditeurs français

En ce qui concerne la traduction franco-arabe, le constat est vite fait : moins de 1 % des traductions en France provient des pays arabophones. "Un peu de littérature arabe contemporaine et classique mais pratiquement pas de sciences humaines malgré le fait qu’il existe aujourd’hui de jeunes auteurs arabes réformistes prônant un islam non hostile à la laïcité et qui mériteraient notre attention", explique Farouk Mardam Bey, directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud, qui assure plus de 50 % des traductions de l’arabe en France, avec neuf titres par an.

 

Ce n’est pas par manque d’intérêt, souligne Joachim Schnerf, éditeur de littérature étrangère chez Grasset, qui a fait part de différents problèmes auxquels se heurte un éditeur non spécialisé et non arabophone pour approcher la production littéraire arabe. À commencer par le manque de médiateurs nécessaires pour découvrir ces titres (responsables de droits ou agents arabes qui ne se rendent pas à Francfort à quelques exceptions près, comme l’agente Yasmina Jraissati de Raya Agency), en passant par le manque de lecteurs de confiance dans les maisons d’édition françaises pour évaluer l’offre, jusqu’à la difficulté de trouver un traducteur de l’arabe en France. "Il y en a peu et ils sont très pris, cela peut prendre des mois", explique Joachim Schnerf qui a récemment acheté les droits de The Beekeeper, de l’auteure irakienne Dunya Mikhail, sans passer par un responsable de droits arabe, mais par un agent anglais et un éditeur américain qui lui ont recommandé ce titre figurant sur la short list du National Book Award. "J’ai donc court-circuité beaucoup de choses qui m’ont permis de prendre une décision rapidement."

 

Les formations et les structures d’accueil pour les traducteurs sont rares

La formation des traducteurs dans le monde arabe a également été abordée par Ranya Bakr des éditions égyptiennes Al Arabi. S’il existe depuis peu quelques ateliers de traduction prometteurs au Caire, la plupart des traducteurs restent des universitaires. Jörn Cambreleng, directeur de l’association Atlas et fondateur de la Fabrique de traducteurs, un programme qui s’adresse à des traducteurs étrangers du monde entier traduisant du français, a partagé son expérience sur les trois ateliers destinés à la traduction franco-arabe organisés dans le cadre de cette formation. "C’était difficile de trouver de bons candidats, car les formations et les structures d’accueil pour les traducteurs sont rares dans les pays arabophones."

 

Ces échanges intenses autour des questions de traduction, mais aussi de choix éditoriaux et de stratégies commerciales se sont poursuivis au cours du programme qui comprenait également des visites dans les maisons d’édition, dans une librairie ou encore à la BNF et la présentation de Gallica. Et c’est à l’Iremmo que s’est déroulée une dernière séquence au cours de laquelle les éditeurs invités ont présenté une sélection de titres emblématiques de leur catalogue. L’occasion de prendre la mesure une nouvelle fois du dynamisme et de l’inventivité de cette édition arabe. Parmi les pistes évoquées à l’Iremmo, l’idée d’organiser le prochain Fellowship d’éditeurs de langue arabe, en février 2021, au moment du Model, le Maghreb et Orient des Livres dont l’Iremmo est partenaire, semble faire son chemin.


Pierre Myskowski, Laurence Risson, Katja Petrovic

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