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Compte rendu

L’édition turque reste dynamique malgré la crise politique

juin 2019

13-14 juin 2019

70 éditeurs de littérature et sciences humaines et sociales français et turcs se sont rencontrés à Istanbul afin d’avoir une vision plus complète de leurs marchés respectifs et de resserrer leurs liens, dans un contexte économique et politique difficile en Turquie.


Ce sont des chiffres et des paroles encourageantes qui ont été mises en avant au début des rencontres franco-turques : selon les données statistiques du SNE et du BIEF, ce sont près de 600 titres français qui ont été cédés aux éditeurs turcs en 2018. Un chiffre en croissance, comprenant 120 ouvrages de sciences humaines et sociales, une cinquantaine d’essais et documents et plus de 180 en fiction. "Le marché turc est très important pour l’édition française", souligne Nicolas Roche, directeur du BIEF. Eric Soulier, directeur de l’Institut français de Turquie, met en avant le dynamisme du marché turc même si "tout n’est pas rose". Le nombre de traductions a certes baissé mais le français reste la deuxième langue traduite en Turquie. Et, précise Timour Muhidine, traducteur et directeur de la collection Lettres turques chez Actes Sud, "les livres traduits du français sont d’une grande qualité littéraire, il s’agit là d’une autre qualité d’échange qu’avec les bestsellers anglais".

 

Les bons traducteurs sont rares

 

"Le problème ce n’est pas de trouver de bons auteurs mais de bons traducteurs du français", explique Cem Alpan de CAN, une des plus importantes maisons littéraires turques. En effet, ceux-ci n’ont aucun statut en Turquie. Il n’existe pas de formation et les traducteurs sont souvent des universitaires. Fondée en 2006, l’Association des traducteurs turcs peine à défendre leurs droits. Au lieu d’être rémunérés au feuillet, ils touchent un pourcentage sur les ventes, autour de 8 %, parfois beaucoup moins et sans à-valoir. "Les bons traducteurs étant très rares, ils ont tellement de travail qu’ils rendent leurs traductions en retard", rajoute Beyza Becerikli des presses universitaires Bilgi.

 

Si les auteurs de SHS français tels que Christian Laval ou Alain Badiou et les auteurs de la French Theory bénéficient aujourd’hui d’une excellente réputation en Turquie, l’image de la littérature française est, selon Cem Alpan, plus contrastée : "Les classiques modernes comme Sartre et Camus marchent toujours, mais Michel Houellebecq, avec sa critique de l’islam, n’est pas très apprécié ici. C’est difficile de vendre des auteurs français, 2 000 exemplaires c’est déjà beaucoup." En revanche, les auteurs turcs et les livres sur l’histoire du pays se vendent bien. Ainsi, trois ouvrages sur Atatürk figurent sur la liste des bestsellers en 2018.

 

La culture turque est mal connue en France

 

Concernant la publication d’auteurs turcs en France, Timour Muhidine perçoit un net recul de l’intérêt des éditeurs français. "La culture turque dans son ensemble reste assez mal connue en France. Les sciences humaines turques n’existent quasiment pas, les livres sur l’art, la musique et l’architecture ne s’exportent pas non plus." Et l’éditeur d’évoquer une véritable "omerta" sur la littérature turque depuis la tentative de coup d'État de 2016. "Comme beaucoup d’éditeurs étrangers, les Français attendent un côté orientaliste de la part de nos auteurs", constate Cem Alpan. Mais "dans un monde globalisé, les auteurs turcs abordent aussi des thématiques européennes, dans un style beaucoup plus moderne. Orhan Pamuk en est le meilleur exemple. Les tendances ne sont pas si différentes chez nous. Comme en France, les livres sur l’écologie marchent très fort et il existe également une nouvelle génération d’auteurs féministes engagées, telles Gamze Arslan, Özge Lena ou Latife Tekin" (voir l'article paru dans Libération).

Effectivement, les tendances en littérature se ressemblent. Selon Manuel Carcassonne, directeur de Stock, il existe actuellement en France un fort intérêt pour les premiers romans et pour les romans historiques, plus précisément pour des romans "qui se passent dans l’histoire et non pas dans la société contemporaine". Il remarque également une féminisation de la production et la naissance de nouvelles collections féministes.

 

"La situation est très tendue, nous devons faire attention à nos choix"

 

Si les éditeurs de littérature turcs peuvent encore aborder des sujets de société, publier des livres critiques est devenu beaucoup plus compliqué pour les éditeurs de sciences humaines et sociales en raison des décisions prises par le président à la suite de la tentative de coup d’État en juillet 2016. "La question du génocide arménien ou de l’indépendance kurde est taboue. Le gouvernement a fermé de nombreuses maisons d’édition scientifiques", rappelle Beyza Becerikli. "La situation est très tendue, nous devons faire attention à nos choix", témoigne de son côté Melike Işık Durmaz, éditrice chez İletişim Yayınları. Très engagée à gauche, cette maison indépendante a été créée en 1983, dans les derniers jours du régime formé par le coup d’État militaire en 1980. "A la recherche de titres sur le fascisme, le féminisme et l’histoire contemporaine, nous travaillons déjà avec le Seuil, Albin Michel et Gallimard et grâce aux rencontres franco-turques nous pouvons enfin rencontrer l’équipe de La Découverte", se réjouit celle qui dit avoir beaucoup appris sur le secteur des SHS en France grâce à la présentation de Stéphanie Chevrier, directrice de La Découverte.

 

"La diversité culturelle n'est plus au rendez-vous"

 

Ce sont notamment ces éditeurs indépendants qui se sont engagés dans la lutte contre le piratage. Ils ont réussi à faire voter une loi garantissant le droit d’auteur en 2004 et ce sont également eux qui se battent pour un prix fixe, explique Kenan Kocaturk, président de l’Association des éditeurs turcs qui mise beaucoup sur l’édition indépendante dans un paysage éditorial fortement impacté par les récentes crises politiques. "La diversité culturelle n’est plus au rendez-vous" avec un gouvernement qui privilégie et contrôle l’édition scolaire. En 2018, treize fabricants de papier ont fait faillite. Dos au mur, les éditeurs turc ont lancé un appel à l’aide aux éditeurs étrangers, pour leur demander un soutien financier car rares sont ceux qui investissent encore dans la culture en Turquie.

 

La banque privée Yapi Kredi en est un bon contre-exemple. Elle a d’abord investi dans l’art et la musique turcs avant d’ouvrir la très belle librairie Yapi Kredi en plein centre-ville d’Istanbul. Neuf autres filiales à travers le pays ont suivi. S’élevant sur deux étages, la librairie stambouliote offre un large choix de littérature turque et étrangère. La jeunesse et les sciences humaines occupent également une place importante avec un rayon dédié aux livres abordant les grands enjeux du XXIe siècle : l’écologie, la santé, les changements technologiques. Une belle vitrine de l’édition turque effectivement dynamique et ouverte sur le monde.


Katja Petrovic

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