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Traductions de titres brésiliens dans les catalogues français : reflet d’un imaginaire français sur le Nouveau Monde

mars 2015

Un imaginaire qui a oscillé entre des formes expressives diverses, sur fond de réaménagments géopolitiques majeurs et "la montée d'une conscience repensant notre place dans le monde".

Par Michel Riaudel, professeur au département d'études portugaises et brésiliennes de l'Université de Poitiers.


Les tropiques brésiliens n’échappent pas aux tropismes. Et l’histoire de leur accueil, de leur présence en France, en dit autant sinon plus sur l’état de nos imaginaires que sur leur "réalité". Nous avons oscillé entre des formes expressives diverses, des rhétoriques passées aux langages virtuels, de l’élaboration esthétique à l’écriture documentaire (supposée dire enfin le vrai Brésil), d’une condescendance paternaliste aux exotismes de compensation, d’une quête d’un autre qui nous ressemble à celle d’une altérité repoussante (le barbare, la violence) ou idéale, utopique. Ces va-et-vient, du XIXe siècle à nos jours, ont eu pour toile de fond des réaménagements géopolitiques majeurs, dont la disparition de l’empire colonial français, la redistribution des centres et des modèles culturels, ainsi que l’émergence du Brésil parmi les grandes puissances mondiales.

 

Le récit inaugural

L’étincelle jaillie du séjour brésilien (1816-1819) de Ferdinand Denis brilla une vie, et un peu plus tant elle fut séminale. La série de ses publications sur le Brésil commença par un ouvrage signé avec le fils du peintre Nicolas Taunay, Le Brésil, ou Histoire, mœurs, usages et coutumes des habitants de ce royaume, en une année charnière (1822) : Denis avait connu une nation encore portugaise, elle devenait indépendante, quoique toujours dirigée par la dynastie des Bragance.

 

De son poste de conservateur puis d’administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, entre 1841 et 1883, Denis cultiva les échanges et les liens avec l’intelligentsia brésilienne et l’empereur dom Pedro II, dont l’abdication, en 1889, précéda d’un an la mort de l’auteur du précoce Résumé de l’histoire littéraire du Brésil. L’ouvrage avait dès 1826 tracé quelques-unes des lignes programmatiques de ce qu’allait devenir le premier romantisme brésilien, né à Paris, en 1836, autour des deux numéros de la revue Nitheroy. Il fallait avant tout identifier aisément la jeune nation, ses héros, sa sève originelle. Après les poèmes de Tomás Antônio Gonzaga (1825), la traduction par Eugène Garay de Monglave du poème épique Caramuru (1829), publié par Santa Rita Durão en 1871, inspira quelques autres pages aux Français, dont un curieux Jakaré-Ouassu (Daniel Gavet et Philippe Boucher, 1830) ou un épisode du roman pour la jeunesse Les Portugais d’Amérique, de la bien-pensante Julie Delafaye-Bréhier (1847).

 

La présence brésilienne, alors, était encore très sporadique dans l’édition française* : les voyageurs rapportaient impressions et informations pour la Revue des Deux Mondes ou Le Tour du Monde ; elle retenait le roman d’aventure, pour les adultes et les plus jeunes, auxquels l’édition laïque s’intéressait de plus en plus. En témoignent les romans d’Émile Carrey ou La Jangada de Jules Verne (1881). La littérature luso-américaine n’occupait guère l’Ancien Monde, plus attiré par les mœurs ou les questions politiques, notamment la permanence de l’esclavage (définitivement aboli en 1888) et le litige frontalier autour de la Guyane.

On est aussi sensible à l’essor du pays, plein de ressources et de promesses, ainsi qu’à la modernité de ses élites, tel l’original Santos-Dumont (Dans l’air, 1904, tiré à cinquante exemplaires).

 

Une poignée de noms domine l’actualité, de la seconde moitié du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale : la féministe Nísia Floresta, les hommes politiques Joaquim Nabuco et Rui Barbosa, ainsi que le prolixe baron Santa Anna Nery, un monarchiste officiant en France comme héraut de son Amazonie et du Brésil, en écho notamment à l’exposition universelle de 1889.

 

Les angles morts de la latinité

Parmi les ouvrages plus nettement littéraires, figurent ceux du vicomte de Taunay, autre fils du peintre arrivé à Rio en 1816 avec la "mission artistique française" : La Retraite de la lagune (1879), contant à l’antique un épisode de la sanguinaire guerre du Paraguay – semble-t-il écrit d’abord en français –, et une sorte de roman de mœurs régionales, Inocência (1896). Ne voyant à tort dans cette littérature du XIXe siècle que des exercices épigonaux, le système de réception (éditeurs, traducteurs…) n’est guère attentif aux véritables personnalités et singularités, qu’il cherche du côté de la candeur primitive ou du pittoresque. C’est dans ce prisme qu’est lu le roman O Guarani du grand romancier romantique José de Alencar, signifi tivement rebaptisé Le fils du soleil ou Les aventuriers (1902), tandis que l’imaginaire amazonien fait florès.

 

Quand sont traduits Machado de Assis (Quelques contes, 1910, et Mémoires posthumes de Braz Cubas, Garnier, 1911) ou Graça Aranha (Chanaan, Plon-Nourrit, 1910), c’est dans la perspective de conforter des alliances "latines" dans un contexte de montée des tensions mondiales. L’auteur de Canaã est en poste à Berne et bien introduit à Paris, où il réside de 1913 à 1921. On salue dans son roman la dénonciation de la "brutalité germanique", avant d’accorder un succès d’estime à sa pièce Malazarte, une semaine à l’affiche du théâtre de L’Œuvre (1911). Quant à l’hommage rendu à Machado de Assis, organisé en 1909 à la Sorbonne six mois après sa mort, il fait de ce premier président de l’Académie brésilienne un équivalent d’Anatole France ou de Renan, passant à côté des finesses géniales de l’œuvre.

 

Entre ethnocentrisme, cécité et suffisance, rien ne pouvait donc être audible du grand mouvement moderniste des années 1920, pas même le petit recueil de poésie d’Oswald de Andrade, pourtant édité à Paris (Au sans pareil, 1925). Les approches de Valery Larbaud, à l’affût de la nouveauté, restent sans suite. On préfère les œuvres de Coelho Neto ou d’Afrânio Peixoto, aujourd’hui passablement oubliées. Diplomatie et réseaux catholiques canalisent aussi les traductions, dont le flux augmente malgré tout quantitativement pour atteindre une moyenne d’un livre par an, puis progresser régulièrement après 1945 : de l’ordre de cinq titres annuels jusqu’en 1960, dans les vingt-cinq à la fin du siècle.

 

Une progressive et fragile reconnaissance

Si l’on excepte un tiré à part d’une nouvelle de Monteiro Lobato (Les gardiens de phares, 1935), l’Iracéma de José de Alencar (1928) et les ouvrages de Ribeiro Couto, écrivain longtemps en poste en France, la grande nouveauté de l’entre-deux-guerres est la traduction par Michel Berveiller et Pierre Hourcade du roman Jubiabá de Jorge Amado (Bahia de Tous les Saints, Gallimard, 1938). Que les traducteurs aient été associés aux débuts de l’université de São Paulo (Pierre Hourcade avait par ailleurs œuvré, dans les Cahiers du Sud notamment, pour la poésie portugaise et Fernando Pessoa), que le label Gallimard signale une reconnaissance quittant les promotions en vase clos, que, de surcroît, la couverture annonce un roman traduit du "brésilien" constituent autant de signes d’une évolution.

On note au sortir de la guerre un effort mené à Rio même, autour de la maison Atlântica, pour mettre en circulation des "classiques" : une retraduction des Mémoires d’outre-tombe de Brás Cubas de Machado de Assis, par Chadebec de Lavalade (1944, reprise quatre ans plus tard par Albin Michel), ou la traduction des Mémoires d’un sergent de la milice de Manuel Antônio de Almeida, un délicieux chef-d’œuvre du milieu du XIXe siècle, par Paulo Rónai (1944). Mais surtout, en France et en Europe monte une conscience repensant notre place dans le monde, et particulièrement ouverte à l’Amérique latine. Le réseau, engagé autour des existentialistes ou des communistes, assure une publication régulière, parfois pluriannuelle, des œuvres de Jorge Amado, bientôt en exil européen (dont Le Chevalier de l’espérance. Vie de Luís Carlos Prestes, Éditeurs français réunis, 1949 ; Mar morto, Nagel, 1949 ; Les Chemins de la faim, Éditeurs français réunis, 1951 ; La Terre aux fruits d’or, Nagel, 1951 ; Capitaine des sables, Gallimard, 1952…). La Géographie de la faim de Josué de Castro fait résonner la nouvelle fierté tiers-mondiste.

 

Le rôle de passeur de Roger Caillois, introduisant la célèbre collection "La Croix du Sud" chez Gallimard, profite à quelques titres brésiliens comme le Maîtres et Esclaves de Gilberto Freyre, traduit en 1951 par Roger Bastide (suivi en 1956 de Nordeste, toujours du sociologue), Enfance (1956) et Sécheresse (1964) de Graciliano Ramos, ou encore Défricheurs et pionniers - Parallèle entre deux cultures de Viana Moog (1963). Une diversification de qualité est de mise : Clarice Lispector (Près du cœur sauvage, Plon-Julliard, 1954), José Lins do Rego (L’Enfant de la plantation, Les deux Rives, 1953), Érico Veríssimo (Le temps et le vent - Le Continent, Julliard, 1955) ; mais les poètes aussi comme Murilo Mendes, Manuel Bandeira et Vinícius de Moraes, Cecília Meireles, portés par Seghers.

 

Témoignage de cette effervescence entre guerre froide et non-alignés, le début des années 1960 est aussi le temps des rencontres organisées à Gênes par le jésuite Arpa et l’Institut Columbianum, où furent invités, pour le Brésil, Murilo Mendes, João Guimarães Rosa, Paulo Emílio Salles, António Cândido, Glauber Rocha et bien d’autres. La France est le cœur du boom hispano-américain qui ne concernera que marginalement le Brésil, pour diverses raisons dont la spécificité de la langue (et, en conséquence, la faiblesse des canaux de réception français). Les éditions du Seuil ont pourtant, par exemple, déjà identifié l’importance de l’œuvre de Guimarães Rosa. Mais les tensions sociales, le coup d’État militaire de 1964 et l’arrivée des exilés déportent davantage l’attention vers les enjeux politiques et économiques du développement, de la démocratie, de la lutte contre la misère et les inégalités. Le leader paysan Francisco Julião, Miguel Arraes, Fernando Henrique Cardoso et Celso Furtado d’une part, les porte-parole de l’Église des pauvres de l’autre, avec notamment dom Hélder Câmara, seront au centre des attentions éditoriales. La censure dont, en 1970, est l’objet Pour la libération du Brésil de Carlos Marighela, tenant de la lutte armée, suscite même une réaction solidaire d’un groupe de vingt-quatre éditeurs au rang desquels Aubier-Montaigne, Le Cerf, Le Seuil, Armand Colin, Denoël, Gallimard. Significativement (reflet de son engagement, réorientation de son œuvre), les années 1960 verront disparaître de l’actualité Jorge Amado, dont l’œuvre n’est reprise qu’à partir de 1971, chez Stock.

 

Affirmation et héritages

Il faut attendre la fi des années 1970 pour que cette littérature connaisse une sorte d’âge d’or, en même temps que le portugais pénètre un temps le système éducatif. Métailié, maison née en 1980, crée la première collection "Brésilienne". Bientôt, à leur tour, les éditions Chandeigne explorent avec constance les mondes lusophones. Et les successives opérations de diplomatie culturelle, de la première édition des Belles étrangères, en 1987 (durant les années France-Brésil, 1986-1988), à l’année du Brésil en 2005, en passant par les invitations au Salon du livre de 1998 et de 2015, ainsi qu’une politique d’aide à la traduction de part et d’autre, ont régulièrement stimulé l’activité éditoriale. De sorte qu’un "rattrapage" a donné leur chance à de nombreux titres du patrimoine littéraire brésilien : quelques œuvres modernistes, comme le Macunaïma de Mário de Andrade (Flammarion en 1979, puis l’édition critique Stock-Archivos-Unesco, en 1989) et les œuvres d’Oswald de Andrade (Flammarion, 1982), Clarice Lispector aux éditions des Femmes, Machado de Assis chez Métailié, etc. Et qu’une nouvelle génération profi aussi de cet élan : Raduan Nassar, João Ubaldo Ribeiro, Márcio Souza, Rubem Fonseca, Moacyr Scliar, Dalton Trevisan, Milton Hatoum… Depuis une décennie ou deux, on sent sur cette production comme sur sa réception l’effet de mutations éditoriales, tel le poids croissant de l’événementiel dans la circulation littéraire, qui tend, si l’on n’y prend garde, à reléguer au second plan les disparus. L’adaptation au cinéma (La Cité de Dieu), en BD (Deux frères), l’aura de chanteur, décuplent le rayonnement des romans de Paulo Lins, Milton Hatoum ou Chico Buarque. Compatible avec le renouvellement des écritures ciselées (Ronaldo Correia de Brito, Alberto Mussa, João Carrascoza…), l’essor des nouvelles médiations fait surgir une littérature plus orale, du choc, de l’immédiateté et de la performance, issue de l’univers du journalisme (Luiz Ruffato), du scénario (Marçal Aquino), des blogs (Daniel Galera), de la culture rap (Ferrez), identifiée aux minorités, la négritude (Conceição Evaristo), les favelas, les banlieues… Le règne commercial de domaines comme le polar, le roman noir, le "développement personnel" ou la littérature jeunesse a nourri les intrigues, suscitant vocations et traductions (Luiz Alfredo Garcia-Roza, Patrícia Melo, Paulo Coelho).

 

La tâche exaltante et risquée de découvreurs de nouveautés est désormais moins assurée par les grandes maisons que par de petites structures (Anacoana, Petra…), avec les difficultés inhérentes à la diffusion, donnant quelques perles atypiques comme le PanAmerica de José Agrippino de Paula (Léo Scheer, 2008). Il faudrait aussi mentionner le travail de fourmi des traducteurs souvent à l’origine des projets. La postérité décidera de la fortune de tous ces titres, dont on peut espérer que certains ne soient pas de nouveaux miroirs exotiques aux alouettes, mais déplacent en profondeur nos frontières mentales. Le Brésil distant rapporté par Jean de Léry, trituré par Montaigne, avait illuminé près de trois siècles plus tard le jeune Claude Lévi-Strauss. À notre tour d’apprendre à digérer anthropophagiquement les écrivains du Brésil.

 

* Voir sur la période 1880-1935, l’étude très riche  de Pierre Rivas, Encontros entre literaturas. França, Portugal, Brasil, São Paulo : Hucitec, 1995.

** Voir le travail en cours de Márcia Aguiar à ce sujet.


Michel Riaudel, professeur au département d’études portugaises et brésiliennes de l’Université de Poitiers. Il a dirigé le catalogue bibliographique France Brésil (catalogue des ouvrages disponibles en France sur le Brésil)

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