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La littérature islandaise contemporaine

avril 2011

Professeur de Langue et de Civilisation française à l’Université de Reykjavik, Torfi Tulinius dresse le portrait de la littérature islandaise contemporaire et de son rapport original à son passé.
Cette littérature islandaise commence à être connue en France grâce, notamment, au talent de traducteurs comme Régis Boyer et Éric Boury, Catherine Eyjólfsson, Henrý Albansson, François Émion ou Gérard Lemarquis.
Suivons quelques pistes qui donneront au lecteur, je l’espère, l’envie d’en tenter sa propre découverte à travers les traductions qui existent déjà.
 
Commençons par le rapport à cette langue millénaire, parlée en Islande depuis le Moyen Âge et demeurée essentiellement la même, alors que partout en Europe les langues médiévales ont tellement évolué qu’elles ne sont plus compréhensibles par un homme moderne. Cela crée une relation particulière au patrimoine littéraire. Nous n’avons pas besoin de lire nos sagas des XIIe et XIIIe siècles en traduction, comme vous devez le faire pour vos romans courtois. Elles font en quelque sorte partie de la littérature contemporaine.
Surtout, les écrivains d’aujourd’hui continuent à s’inspirer de ces vieux textes. Après des expérimentations en tout genre, Thor Vilhjálmsson (né en 1925), dont au moins trois livres ont été traduits en français, parmi lesquels Comptine matinale dans les brins d’herbe (Morgunþula í stráum), s’est pris d’amour pour la Sturlunga saga, riche et tumultueuse chronique du XIIIe siècle qui met en scène la série de conflits qui a décimé la classe dominante islandaise et permis au roi de Norvège d’étendre son pouvoir sur l’Islande. Citons aussi Pétur Gunnarsson (né en 1947), qui s’est surtout attaché dans ses romans à mettre en scène la vie à Reykjavík depuis la Seconde Guerre mondiale, comme dans Le roman de l’Islande (Skáldsaga Íslands).
 
Le rapport à la nature
Une autre piste pour entrer dans la littérature islandaise est le rapport au pays et à l’histoire inscrite dans le paysage. Ce fut un thème majeur de la poésie islandaise au XIXe siècle, quand la lutte pour l’indépendance passait par l’exaltation des héros d’antan, en même temps que par la célébration de la beauté sublime des paysages islandais. Voici qu’il revient avec force – mais pour des raisons différentes. Le meilleur exemple de ce tournant dans la poésie et le roman islandais se trouve dans l’œuvre de Steinunn Sigurdardóttir (née en 1950), dont le roman La Place du cœur décrit le voyage d’une mère et de sa fille, quittant Reykjavík pour entreprendre un périple de la ville à la campagne, de la laideur et du désarroi moral vers la beauté régénératrice de la nature, leur permettant de renouer l’une avec l’autre et avec elles-mêmes.
 
Une des questions lancinantes qui hantent les consciences islandaises d’aujourd’hui est justement le rapport à la nature. Pour la première fois de notre histoire, nous sommes en mesure de transformer nos paysages par la construction d’immenses barrages hydrauliques ou géothermiques et en y érigeant d’énormes usines d’aluminium qui polluent notre air. D’aucuns disent que c’est un sacrifice nécessaire, si nous voulons conserver un niveau de vie qui demeure un des plus élevés du monde malgré nos déboires récents. D’autres prétendent qu’il s’agit surtout d’un pillage dont l’essentiel du profit passe dans les coffres des multinationales.
 
Cette controverse a suscité au moins une œuvre d’une grande originalité et qui a rencontré un nombre important de lecteurs. Il s’agit du livre Le pays de rêve. Manuel d’aide pour un peuple effrayé (Draumalandið. Sjálfshjálparbók handa hræddri þjóð). Le jeune auteur, Andri Snær Magnason (né en 1973), y renouvelle complètement le genre de l’essai pour intenter un procès aussi documenté qu’implacable à ceux qui détruisent notre pays.

Un écho aux mutations profondes de la sociéte
Cette question est liée à une autre : quelles transformations de la société islandaise dans la mondialisation capitaliste ? Avant la chute fracassante de nos banques, il y a deux ans, une autre invention, la financiarisation de l’industrie de la pêche, a eu des conséquences graves pour le pays. C’est le contexte dans lequel se déroulent quelques-uns des romans de Jón Kalman Stefánsson (né en 1963). Un regard rétrospectif permet de voir que la crise morale qui a précédé notre récente débâcle financière avait été repérée par les écrivains. Quels que soient les genres ou les thèmes auxquels ils se consacrent, on peut y voir une réflexion sur un désarroi moral qui révèle une crise d’identité. Beaucoup de romanciers et d’auteurs de théâtre se penchent ainsi sur l’histoire plus récente du pays, le XXe siècle. Les romans de Sjón (né en 1962), dont deux ont été traduits par Éric Boury, Le moindre des mondes et Sur la paupière de mon père, peuvent être lus comme une tentative pour repenser le passé à la lumière de l’effacement du nationalisme. Comme le montrent ces romans, l’Islande peut participer à ce qui est le plus moderne et mondialisé dans la culture tout en cultivant sa langue maternelle.
 
Un phénomène qu’il faut noter est l’essor récent du roman policier en Islande. Peut-être n’est-il pas seulement le résultat des efforts de quelques écrivains entreprenants et éditeurs dynamiques pour naviguer sur la vague du polar et conduire leurs produits sur un marché mondial. Il est possible que le succès de ces romans en Islande même – ceux d’Arnaldur Indridason (1961), d’Árni Thórarinsson, de Jón Hallur Stefánsson (1959) et d’Yrsa Sigurdardóttir (1963) – soit justement dû à un trouble moral, à une crise des consciences qui se révèle aussi bien dans les crimes qui y sont commis que dans les personnages des enquêteurs. Je pense qu’une des raisons du succès de ces romans est que le lecteur s’y voit confronté à ce qu’il observe tout le temps autour de lui, à ces mutations profondes et inquiétantes de la société et de la culture islandaises. Point intéressant : les deux auteurs que je viens de citer aiment que les crimes sur lesquels enquêtent leurs héros aient leurs racines dans un passé lointain. Peut-être que le ver est déjà dans le fruit depuis longtemps.
 
C’est ce qui semble être l’enseignement que l’on peut tirer du premier roman de Kári Tulinius (né en 1981), Martyrs sans talent (Píslarvottar án hæfileika), analyse impitoyable de la société islandaise telle qu’elle est vécue par cinq jeunes qui voudraient changer le monde, mais ne savent ni ce qu’ils veulent ni comment l’atteindre. Évoquons pour finir deux romans des plus récents et aux thèmes en apparence plus éloignés des préoccupations que je viens de décrire. Rosa candida d’Audur Ava Ólafsdóttir (née en 1958), que l’on peut lire comme une tentative pour inventer une nouvelle façon d’être un homme, en opposition totale avec la masculinité brutale dont l’avatar le plus récent sont les Vikings de la finance.
 
Le deuil est le thème du tout récent roman – pas encore traduit – de Gudbergur Bergsson (né en 1932), dont l’Aile du Cygne avait suscité un intérêt mérité en France il y a environ une décennie, lorsqu’il parut dans la collection « Du Monde entier » chez Gallimard. Perte (Missir) est une exploration très courageuse de ce qu’est le deuil, la perte de tout ce qui vous est cher, mais aussi de tout le reste, du sens, de l’identité, de la force d’agir sur le monde, pour n’être qu’une pure existence : le deuil de soi. Peut-être que Gudbergur – le plus philosophe, le plus honnête et le plus lucide des écrivains islandais d’aujourd’hui – y dit à ses compatriotes que le moment est venu de se regarder en face, de prendre la mesure de tout ce qui a été perdu, de ce qui est, et de construire quelque chose de nouveau sur les ruines du passé. C’est le rôle de la littérature, n’est-ce pas ?
 
Ce texte est un extrait de la conférence donnée lors de la « Rencontre littéraire islandaise ».
 
 
Succès pour la Rencontre littéraire islandaise à Paris
 
L’ambassade d’Islande a organisé, le samedi 20 novembre 2010, une rencontre littéraire islandaise, dans les salons de la mairie du XVIe arrondissement. 140 personnes étaient présentes, dont des universitaires, bibliothécaires et journalistes.
Dans le cadre de la participation islandaise, en 2011, au Salon du livre de Paris et à la Foire de Francfort, où l’Islande sera à l’honneur, le thème de cette rencontre était la littérature contemporaine. Le professeur émérite Régis Boyer et le professeur Torfi Tulinius ont présenté la scène littéraire contemporaine en Islande, en la replaçant dans son contexte historique. Susanne Juul, directrice des éditions Gaïa, et Éric Boury, traducteur, ont abordé la littérature contemporaine islandaise du point de vue du lecteur français.
Un débat a ensuite été animé par le journaliste Éric Aeschimann, avec la participation de trois auteurs islandais : Steinunn Sigurdardóttir, Jón Kalman Stefansson et Yrsa Sigurdardóttir.
Cet événement a été réalisé avec le concours du Centre national du livre.

Torfi Tulinius, professeur de Langue et de Civilisation française à l’Université de Reykjavik

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