«"Les revues, je les laisse", elle annonce à l'employé de l'émigration.
On dirait que c'est une décision qu'elle prend, et non qu'elle en
est réduite à cette dernière extrémité. Elle ouvre un des Vogue,
en arrache une page, et la glisse, pliée, sous sa manche.
Soudain, elle va vers un garçon splendide dont, dira-t-elle, elle a
remarqué les babouches ouvragées, différentes. Une fois près de lui,
elle voit qu'il a des cils d'ânesse. Elle ne s'est pas trompée. Elle dépose
les cinq Vogue devant les babouches couleur mandarine : "Tiens,
c'est pour toi." Ma grand-mère, son coeur battant lui sort du buste.
Sur ce quai de l'exode, du malheur et de l'expropriation, ce n'est pas
rien de donner quelque chose à un ennemi qui vous a déjà pris
l'essentiel.»
Traversant tout le XXe siècle, La Vocation raconte le destin d'une
famille d'émigrants arméniens fascinée par l'élégance française.
En 1923, Méliné a vingt-deux ans et fuit les persécutions subies par
son peuple, une page de Vogue coincée dans sa manche. Elle rêve
de mode. Quatre-vingts ans plus tard, sa petite-fille, Sophie,
journaliste, est nommée au poste de directrice de la mode à Elle,
accomplissant ainsi le destin familial.
Qui fut la plus heureuse des deux ? Méliné, qui cousait elle-même
ses robes et admirait les belles dames depuis un banc, boulevard
du Montparnasse, à Paris, dans les années 1930, ou Sophie, placée
au premier rang des défilés de mode, avec un titre rutilant et
du pouvoir ? Et où est l'élégance tant rêvée, au bout du compte ?