Prenez un vieux musicien déchu qui a fêté
Mai 68 et l'élection de Mitterrand, précipitez-le
dans l'univers contemporain des communicants
cyniques qui regardent les oeuvres d'art
des zéros plein les yeux, puis laissez jouer les
rapports de force : comment la fatalité sociale
pourrait-elle épargner Fernand Pons, et à travers
lui la passion de l'art ?
En livrant son narrateur à l'observation
minutieuse de Pons, Bertrand Leclair joue sur
le décalage et s'adonne à une étude sociologique
réjouissante qui fait revivre en sous-texte
la puissance incomparable du geste romanesque
de Balzac. Et montre à quelles extrémités
peuvent mener les tensions exacerbées entre
l'art et le social.
Dernier des livres de Balzac paru de son vivant, Le Cousin Pons restitue la
fin tragique d'un vieux musicien déchu, ancien Prix de Rome désormais
considéré comme un pique-assiette à la table de ses puissants cousins. Les
pieds dans l'autrefois et la tête dans les étoiles, il fuit la brutalité du monde
en se réfugiant dans ses deux manies, la gourmandise et la brocante
d'oeuvres d'art. Il a cependant la chance de vivre une amitié sans limites,
comme Balzac aurait sans doute rêvé d'en connaître une : vouant un culte
à la musique, Pons et son ami Schmucke sont l'âme l'un de l'autre, les deux
morceaux d'un seul symbole que le hasard a permis de réunir.
Cela ne les empêchera pas d'être précipités sur une pente fatale, dès lors
que leur entourage aura pris conscience de l'immense valeur de la collection
d'art accumulée par le vieux musicien. La riche famille de Pons, d'une
part, la portière de son immeuble et ses voisins de peu, d'autre part, ne
reculeront devant aucune scélératesse pour s'emparer du magot, chacun
s'arrangeant à sa manière avec sa conscience et sa capacité à raconter
l'histoire en sa faveur. C'est un festival de forfanteries inimaginables, et
pourtant logiques, à la vérité : de celles dont les gens honnêtes savent si
bien se laver les mains. Agis par des forces qui les dépassent, les plus noirs
des acteurs sont loin d'être des incarnations du Mal, ils ne sont que des
gens ordinaires, hélas, trop ordinaires. Quant à la fatalité à l'oeuvre, elle
n'est jamais que celle du chacun pour soi dans un monde qui ne croit plus
en rien, sinon en l'argent.
Flirtant avec le fantastique, Balzac a mis tant de noir dans sa peinture de
la société parisienne qu'on friserait l'intenable, malgré l'humour, si cette
noirceur ne faisait jaillir en son coeur une inoubliable lumière. C'est qu'à
travers la collection de Pons, «véritable héroïne de cette histoire», écrit-il,
c'est l'art qui se trouve pris dans ce champ de forces impitoyable, et qui
résiste, pourtant : puisque nous lisons Le Cousin Pons. Même réduit à sa
valeur marchande, l'art reste le plus puissant des révélateurs et permet à
Balzac de «jongler le monde» comme jamais, peut-être.