La philosophie de Deleuze se présente comme une sorte d'encyclopédie
des mouvements aberrants. Ce sont les figures déformées de
Francis Bacon, les non-sens de Lewis Carroll, les processus schizophréniques
de l'inconscient, la fêlure de la pensée, la ligne de fuite
des nomades à travers l'Histoire, bref toutes les forces qui traversent
la vie et la pensée. Mais le plus important, c'est de dégager les
logiques irrationnelles de ces mouvements. C'est l'une des grandes
nouveautés de son oeuvre commune avec Guattari : créer de nouvelles
logiques, loin des modèles rationnels classiques, et des modèles
du marxisme ou du structuralisme orthodoxes des années 1960-1980.
Ces logiques n'ont rien d'abstrait, au contraire : ce sont des modes
de peuplement de la terre. Par peuplement, il ne faut pas seulement
entendre les populations humaines, mais les populations physiques,
chimiques, animales, qui composent la Nature tout autant que les
populations affectives, mentales, politiques qui peuplent la pensée
des hommes. Quelle est la logique de tous ces peuplements ?
Poser cette question est aussi une manière d'interroger leur légitimité.
Ainsi le capitalisme : de quel droit se déploie-t-il sur la terre ?
De quel droit s'approprie-t-il les cerveaux pour les peupler d'images
et de sons ? De quel droit asservit-il les corps ? Aux logiques que le
capitalisme met en oeuvre, ne faut-il pas opposer d'autres logiques ?
Les mouvements aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d'un
combat contre les formes d'organisation - politique, sociale, philosophique,
esthétique, scientifique - qui tentent de nier, de conjurer ou
d'écraser leur existence ?