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Portrait et entretien de professionnel

"Faire de la BD hors des standards, libre de ton et de forme" - Futuropolis fête ses 50 ans

janvier 2024

Une maison d'avant-garde, une ligne éditoriale résolument adulte, basée sur la publication d’auteurs aux œuvres personnelles et qui parlent du monde -les éditions Futuropolis fêtent leurs 50 ans. Retour sur un demi-siècle de bandes dessinées hors norme avec Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de Futuropolis depuis 2004.


BIEF : Sébastien Gnaedig, les éditions Futuropolis fondées par Étienne Robial et Florence Cestac en janvier 1974 fêtent leurs 50 ans. En quelques mots, quel est l’esprit de Futuropolis et comment s’est-il développé ?  


Sébastien Gnaedig : "Il faut ici distinguer les deux périodes. En 1972, Étienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie Futuropolis fondée par Robert Roquemartine. Elle devient la première librairie de bande dessinée ! Aujourd’hui, rien que le réseau canal BD compte 157 librairies.

Dans les années 1970, la bande dessinée adulte se développe par le biais des revues : Pilote, bien sûr puis L’Écho des Savanes, Hara Kiri, Fluide Glacial, Métal Hurlant … Les "albums" de bande dessinée sont majoritairement des séries à destination de la jeunesse… Futuropolis se positionne radicalement en mettant en avant la notion d’auteur avec la collection 30x40 qui n’indique sur la couverture que le nom de l’auteur (Calvo, Tardi, Gir…). La maison publie aussi des récits prépubliés dans les revues mais non repris en livre ensuite. Robial et Cestac, passionnés d’œuvres du passé, éditent aussi des auteurs patrimoniaux, et notamment les grands auteurs américains, qu’ils font découvrir en France. Enfin, ils s’attachent à publier de jeunes auteurs… je dirais que Futuropolis est alors une maison d’avant-garde. Dans son fonctionnement, son positionnement en marge des "grands éditeurs", Futuropolis est, me semble-t-il, le modèle de l’édition indépendante qui se développera dans les années 1990 quand la première période de la maison s’arrêtera avec le départ d’Étienne Robial. Quand on me propose de relancer la maison, en 2004, la situation du marché de la bande dessinée a complètement changé. La BD adulte est installée et la relève est assurée avec le développement de L’Association, Cornélius ou Rackham… Il s’agit d’offrir autre chose. Néanmoins, je propose de reprendre certains points fondamentaux du catalogue : une ligne éditoriale résolument adulte, basée sur la publication d’auteurs aux œuvres personnelles et qui parlent du monde… pas de genre, peu de séries, de la fiction bien sûr, mais aussi une bande dessinée du réel dont nous allons publier deux des "défricheurs", Étienne Davodeau et Joe Sacco. Un compagnonnage dans la durée.



Et une réflexion sur la forme des livres. Robial et Cestac avaient innové en la matière avec leur collection 30 x 40, ou les formats à l’italienne des collections Copyright ou X. En 2004, trois formats étaient utilisés : le format "48 pages" d’Astérix, mais aussi pour Le Chat du Rabbin ; le grand format des séries des éditions Delcourt, Glénat, Dargaud pour les livres de Bilal ou Gotlib ; et le petit format broché des romans graphiques utilisé par l’Association et l’édition indépendante. L’ensemble étant souvent compartimenté en collections. J’ai proposé aux auteurs d’adapter la forme au fond, et de réfléchir au format du livre le plus adapté à leur projet, au cas par cas. L’envie de soigner la forme venait aussi en réaction à la tendance d’alors d’annoncer la venue du numérique qui, selon certains, deviendrait la norme. Je pensais exactement l’inverse, que les lecteurs et lectrices de bande dessinée resteraient attachés à l’objet livre."


BIEF : En 1988, les éditions Gallimard rentrent dans le capital de Futuropolis et depuis 2014 Gallimard est l’unique actionnaire de la maison. Qu’est-ce que cela change dans votre manière de travailler ?  

 

Sébastien Gnaedig : "Avoir un actionnaire unique, également éditeur, permet évidemment une grande proximité, dans un groupe qui connaît nos problématiques. Antoine Gallimard, qui a choisi en 1988 de racheter Futuropolis, est sensible à l’évolution de la maison comme du marché. Sa confiance dans nos choix éditoriaux permet de travailler dans la durée et plus sereinement."

 

BIEF : En 1994, Étienne Robial a quitté les éditions Futuropolis. Depuis 2004, vous en êtes le directeur éditorial. Vous avez géré la relance et la suite de la maison. Quels sont vos défis actuellement ? 

 

Sébastien Gnaedig : "Pour parler des défis actuels, il faut évidemment souligner le nombre de titres qui paraissent aujourd’hui. Depuis le lancement de Futuropolis, nous sommes passés de quelques centaines de livres à plusieurs milliers (autour de 6500 titres par an !). Évidemment, côté positif, la bande dessinée n’a jamais été aussi créative, ouverte, on vit un âge d’or de la création ! La bande dessinée s’est complètement réinventée en s’emparant de sujets, de domaines, qu’elle n’explorait pas avant et a touché ainsi un public nombreux qui ne lisait plus ou pas de bande dessinée. Côté négatif, cette production surabondante amène une baisse des ventes moyennes au titre, descendue à 1800 exemplaires, un niveau trop faible pour en vivre pour l’autrice ou l’auteur et pour rentabiliser l’investissement. Notre principal défi est donc de faire émerger, dans cette masse de parutions, un titre et un auteur. En tant que maison, nous devons imprimer une marque identifiable, portant des auteurs hors norme et des thématiques fortes, et osant défricher des sujets importants."

 

BIEF : Regardant votre catalogue, il y a une caractéristique qui saute aux yeux : la volonté de faire de la BD hors des standards, libre de ton et de forme. À commencer par le 30×40 de Calvo. Quelles ont été les réactions des auteurs, des lecteurs et des libraires face à cette nouveauté à l’époque ?

 

Sébastien Gnaedig : "À l’époque, ce choix de faire des ouvrages non formatés n’a pas plu à tout le monde ! Le rangement de ces livres posait problème. Mais les auteurs qui avaient fait le choix de venir chez Futuropolis, comme ce fut d’ailleurs le cas lors de la relance en 2004, cherchaient justement un éditeur prêt à adapter la forme des livres au fond du propos."

 

BIEF : Outre la liberté formelle, vous publiez des ouvrages engagés et toujours en lien avec notre époque. Comment naissent vos projets et comment les développez-vous avec vos auteurs ?


Sébastien Gnaedig : "La majeure partie du temps, les projets viennent des auteurs et des autrices. Même lorsqu’il s’agit d’adaptation de romans, nous ne proposons que très rarement un roman ou un essai à adapter. Sur la base de leur idée, nous suivons toutes les étapes du projet. Mais cela dans le cadre d’une confiance acquise souvent par l’expérience de la collaboration. Lorsqu’Étienne Davodeau vient avec le projet des Ignorants - qui deviendra le plus grand succès de nos éditions - il arrive avec une simple envie ; celle de suivre son voisin vigneron le temps d’une année pour raconter son travail au jour le jour et en échange lui faire découvrir le sien en lui faisant lire des bandes dessinées. Pas de scénario, pas de synopsis. Mais nous lui signons un contrat car l’idée nous plaît et que l’on sait qu’il trouvera la manière de raconter ce récit au quotidien."

 

BIEF : Votre ligne éditoriale est aujourd’hui extrêmement serrée : vous ne proposez que 3 ou 4 titres par mois. Comment faites-vous vos choix éditoriaux ? 

 

Sébastien Gnaedig : "Nous nous réunissons en comité chaque semaine, les éditeurs, Frédéric Schwamberger, le directeur, et moi-même pour parler des projets soumis par chaque éditeur. Nous avons lu préalablement les projets et nous débattons de leur pertinence. Chaque livre prend une place dans le planning et il faut qu’il convainque la majeure partie d’entre nous. Quand l’éditeur - ou maintenant l’éditrice qui vient de nous rejoindre, Marie-Agnès Le Roux - est particulièrement emballé, nous pouvons lui laisser la possibilité d’aller au bout de son envie mais sinon ce petit échange sur le fond du projet permet souvent de pointer du doigt les éventuelles faiblesses d’une histoire. Il faut éviter évidemment de faire "un livre de plus" et la question peut être délicate lorsqu’il s’agit d’un auteur fidèle à la maison. Si personne n’est convaincu, il nous arrive alors de refuser un projet, même d’un auteur "maison", en expliquant toujours les raisons."

 

BIEF :  Vous avez sans cesse exploré de nouvelles pistes pour la BD en ouvrant le genre à d’autres formes littéraires comme le roman, à d’autres formes d’art telles la musique ou la danse et à d’autres domaines, comme l’histoire, la philosophie ou le journalisme. Aujourd’hui la bande dessinée est partout et parle de tout, mais vous étiez précurseur. A-t-il a été difficile de faire bouger les lignes ? 

 

Sébastien Gnaedig : "J’ai eu la chance de publier des ouvrages qui ont fait bouger les lignes en effet. On ne le perçoit pas forcément sur le moment. C’est à sa sortie qu’on mesure l’impact d’un livre, particulièrement pour les autres auteurs… Des auteurs m’ont parfois demandé "mais on peut faire ça ?". Je crois aujourd’hui qu’il n’y a pas de recette, mais des envies d’autrices et d’auteurs aux idées nouvelles et qu’il faut juste garder une curiosité pour cela. La jeune génération vient ainsi avec des propositions qui ont intégré celles de leurs aînés. Après, la production est telle que lorsqu’une nouvelle voie s’ouvre, de nombreux suiveurs s’engouffrent à la suite… mais il faut déjà réfléchir à l’étape suivante. Encore une fois, il faut garder l’envie et la curiosité."

 

BIEF : Y a-t-il eu des domaines plus difficiles à conquérir que d’autres ? Les adaptations de romans peut-être ? En Allemagne, Suhrkamp a eu du mal à faire accepter l’idée d’adapter ses grands classiques littéraires en BD, mais il est vrai que l’histoire du neuvième art n’est pas la même en France… 

 

Sébastien Gnaedig : "Tardi expliquait que lorsqu’il a voulu adapter des romans, on lui a ri au nez. Il a donc commencé par des adaptations de polars, plus faciles à obtenir et à mettre en scène. Maintenant, il dit recevoir régulièrement des romans de la part des écrivains souhaitant être adaptés par lui. Il faut du temps pour installer la confiance, mais ce sont souvent des livres marquants, de défricheurs, qui permettent de changer les mentalités. Les livres de Joe Sacco ou Étienne Davodeau ont donné envie à des journalistes, des historiens d’aller vers la bande dessinée. Tardi bien sûr pour les adaptations. Notre partenariat avec le musée du Louvre depuis 20 ans a marqué les esprits. Le plus grand musée du monde qui ouvre ses portes à la bande dessinée a forcément donné des idées à d’autres musées. Mais le marché francophone est aussi une exception. Il n’y a pas d’autre marché aussi diversifié dans sa production. Il y a bien sûr le Japon et les États-Unis, où la production de bande dessinée est importante, mais pas comme en France et en Belgique… L’Allemagne étant un pays où la bande dessinée en tant que genre propre n’est pas très implantée, la frilosité des éditeurs littéraires est assez logique." 


 

BIEF : Pour fêter ces 50 ans, vous avez demandé à vos auteurs de revenir sur leur titre préféré de la maison. Tout au long de cette année exceptionnelle, vous allez éditer 50 titres, dont 40 nouveautés et 5 nouvelles éditions du catalogue historique. Pourriez-vous en citer quelques-uns? 

 

Sébastien Gnaedig : "Le premier d’entre eux est symbolique à plus d’un titre. Au pied des étoiles est un livre réalisé à quatre mains par deux auteurs qui ont marqué l’histoire de la maison : Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage. Il raconte leur voyage au Chili sur la proposition d’un professeur qui souhaitait emmener ses élèves dans le désert d’Atacama pour voir les étoiles. Et rien ne se passe comme prévu ! On retrouvera le duo Philippe Collin et Sébastien Goethals, auteurs du Voyage de Marcel Grob, avec L’Escamoteur, une histoire sur Action directe. Ainsi que Sacco avec un reportage en Inde, et Prudhomme avec la suite de Rébétiko 15 ans après. 


Mais nous aurons le plaisir d’accueillir aussi 14 autrices et auteurs nouveaux cette année. Dans l’évolution de la bande dessinée, nous proposons à des "sachants" de devenir des co-auteurs de bande dessinée à part entière. Au lieu d’adapter leurs essais, nous leur proposons de s’associer avec un scénariste et un dessinateur par exemple et de raconter en bande dessinée une histoire inédite : Étienne Klein a imaginé un dialogue ludique et érudit avec Albert Einstein. Que dirait-il du monde d’aujourd’hui ? Le résultat paraîtra à la rentrée, intitulé L’Éternité béante, en "partenariat" avec Laurent-Frédéric Bollée et Christian Durieux. Je suis très content d’accueillir en janvier Lisa Lugrin avec un livre sur le mouvement zapatiste et sa venue en Europe en 2021. Un livre joyeux et engagé !"

 

BIEF : À titre personnel, quels sont vos titres préférés ? 

 

Sébastien Gnaedig : "C’est difficile comme question ! Il y a surtout des auteurs avec lesquels j’ai une complicité particulière depuis si longtemps : Pascal Rabaté, David Prudhomme, Étienne Davodeau… Il y a aussi les auteurs qui vous ont fait rêver plus jeune et avec lesquels vous avez la chance de travailler, comme Tardi, Muňoz et Sampayo, Enki Bilal. Et enfin il y a des ouvrages qui vous touchent particulièrement : je pense à Gaza 1956 de Joe Sacco, un chef-d’œuvre en plein dans l’actualité malheureusement. Ou Catharsis de Luz, réalisé et publié en quelques mois seulement après l’attentat de Charlie Hebdo. Les livres les plus importants sont souvent liés au souvenir de leur réalisation. Ce sont aussi des ouvrages dont vous savez tout de suite qu’ils vont compter, dont le sujet ou la forme vous enthousiasme dès le départ. Mais j’ai également une affection pour les premiers livres, où vous voyez un talent éclore, que vous accompagnez jusqu’à leur lancement dans le monde, c’est assez magique. Je pense à Zéphir ou Camille Royer récemment."


 

BIEF : Depuis 2022, l’écologie est un sujet incontournable dans votre catalogue, et en 2023 Futuropolis s’est lancé dans la quête de la poésie. Quels sont les terrains et les thématiques que vous souhaitez explorer dans les années à venir ? La BD jeunesse vous tente ? 

 

Sébastien Gnaedig : "L’écologie certainement. Il me semble que les enjeux environnementaux et sociétaux seront au cœur de notre catalogue. Nous essaierons d’évoluer mais dans la ligne que nous nous sommes fixée. Donc pas de jeunesse en tant que telle. Si nous voulons tenir le nombre de titres publiés chaque année, comme nous le faisons depuis 2009, et continuer d’être repérés, il faut plutôt continuer sur une ligne forte, marquée et identifiable : notre lectorat est ado-adulte, et nous explorons donc de manière ouverte les thématiques qui vont lui parler."

 

Propos recueillis par Katja Petrovic