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Visages francophones dans l'édition française

mars 2006

Dresser un panorama des littératures francophones dans le monde de l'édition française n'est pas chose aisée quand on sait que ces littératures englobent des auteurs très différents... Par Eloïse Brezault, spécialiste de littératures comparées.

Une identité littéraire francophone
Dresser un panorama des littératures francophones dans le monde de l’édition française n’est pas chose aisée quand on sait que ces littératures englobent des auteurs très différents, de l’Europe à l’Afrique, en passant par l’Asie, le Québec, la Caraïbe ou l’océan Indien : diversité des pays, des cultures, des histoires et des styles ! La francophonie européenne n’est-elle pas d’ailleurs abordée, dans les manuels scolaires, comme un prolongement de la littérature française : de Rousseau à Kundera, Makine ou Nothomb, ces écrivains, au regard de l’institution littéraire qui les façonne, ne sont-ils pas d’abord français avant d’être suisses, russes, tchèques… ? Et que dire des auteurs chinois comme Dai Sijie, Sa Shan, François Cheng ou Wei Wei qui écrivent en français depuis Paris ou Londres et qui sont publiés par de prestigieuses maisons d’édition françaises ? Font-ils partie intégrante de la littérature chinoise ou française ?

Comment les écrivains francophones intègrent-ils le champ éditorial français ? La francophonie revêt de multiples visages que même les libraires peuvent avoir du mal à identifier : le classement des auteurs s’avère parfois compliqué, constate Pierre Assouline qui remarque que la Fnac les range en général selon leur pays d’origine et non pas selon la langue. Ainsi Tahar Ben Jelloun se trouve au rayon Moyen-Orient alors qu’Assia Djebar est en littérature française. Seul aspect pérenne de ce paysage mouvant, la prédominance du genre du roman au détriment du théâtre ou de la poésie qui se vendent très peu dans l’Hexagone. Cette suprématie du roman est un constat que fait aussi Sylvain Néault, responsable de la librairie du Québec à Paris, dans le choix des auteurs québécois publiés en France : très en vogue au Québec, la poésie et le théâtre sont pourtant circonscrits à des petites maisons d’édition françaises ou collections particulières comme l’Arche, Actes Sud-Papier, Le Bruit des autres…

Il semble donc difficile pour un écrivain de se situer dans un espace à la fois national et international. Si un auteur ne peut exister au sein de La République mondiale des lettres sans une assise confortable dans son propre pays, son existence à un niveau international passe obligatoirement par de grandes « capitales littéraires » comme Paris, Londres et New York, remarque Pascale Casanova. Dans le cas de la francophonie, Paris reste incontestablement l’horizon d’attente des écrivains : « Désir d’auteurs plus que d’éditeurs », nous confie Sylvain Néault à propos des écrivains canadiens parce que l’édition québécoise se porte plutôt bien… Désir véritable d’auteurs pour les écrivains africains parce que le marché local reste limité à une clientèle au pouvoir d’achat peu élevé et qu’il n’est pas soutenu par de véritables politiques éditoriales.

Une assimilation au champ littéraire français
Balayer le paysage éditorial français permet de comprendre comment les auteurs francophones trouvent leur place au sein de l’édition française. D’après Sylvain Néault, les écrivains canadiens sont intégrés à des collections généralistes sans que leur identité québécoise soit mise en avant. Si la langue française reste le critère d’appartenance à une collection chez Julliard, Plon, Le Seuil, Albin Michel, Le Serpent à plumes ou Stock, les stratégies éditoriales parfois divergent ; certains auteurs seront publiés directement par des maisons d’édition françaises qui les diffuseront en France comme au Québec (Ducharme chez Gallimard, Arcan au Seuil) ; d’autres choisiront la coédition (Poulin chez Leméac et Actes Sud ; Soucy chez Boréal et au Seuil). Mais jamais les collections ne feront état d’une identité littéraire québécoise.

La question se pose différemment pour les écrivains africains, nous fait remarquer Jean-Louis Joubert, chercheur en littératures francophones : incontestablement, les années 1970 ont vu éclore des maisons d’édition spécialisées comme l’Harmattan ou Présence africaine, des collections plus spécifiques comme « Méditerranée » – qui révéla, sous la direction d’Emmanuel Roblès au Seuil, de nombreux auteurs algériens comme Feraoun ou Yacine… – ou le « Monde Noir poche » qui, grâce au travail de Jacques Chevrier chez Hatier, fit connaître la littérature africaine au grand public. Or, le label « monde noir/francophonie » semble moins porteur aujourd’hui. Seul Gallimard opère encore avec « Continents noirs » une distinction entre écrivains et écrivains du monde noir. Jean-Louis Joubert pense qu’il s’agissait, pour Jean-Noël Schifano, directeur de la collection, de reproduire avec l’Afrique et sa diaspora ce qu’avait inauguré Roger Caillois avec la « Croix du Sud » qui révéla les grands noms de la littérature sud-américaine dans les années 1960. Mais la création de cette collection n’eut pas le même retentissement et fut vivement critiquée à son lancement car on lui reprochait d’enfermer les auteurs dans une couleur de peau qu’il ne voulait pas forcément revendiquer. Il est à noter que depuis sa création, seule Ananda Devi (île Maurice) est passée de « Continents Noirs » à la « Collection Blanche », au côté de grands noms de la littérature comme William Faulkner ou Ernest Hemingway. L’intégration d’auteurs à une collection généraliste ou spécifique modifie sans conteste le statut d’une œuvre ou la perception qu’un lecteur peut en avoir.

Une collection aussi populaire que « Série noire » amène, par exemple, des lecteurs à découvrir des auteurs africains qu’ils n’auraient pas forcément lus autrement. Ainsi Abasse Ndione, Mady Diallo, Achille Ngoye intègrent les circuits européens par le biais du roman policier sans revendiquer une identité africaine. Patrick Raynal, anciennement directeur de la collection, confiait à E. Borgers  qu’à côté des romans issus de la tradition de Duhamel, il publiait aussi « des romans plus inclassables qui n’ont souvent rien à voir avec l’idée que les gens se font du polar ». Son éclectisme l’a d’ailleurs conduit à regarder dans le monde entier pour renouveler le genre et faire face à la concurrence.

Les écrivains africains, caribéens ou du Pacifique veulent donc sortir d’une étiquette trop réductrice pour trouver leur place au sein de collections plus larges. Et aujourd’hui, nombreux sont les éditeurs qui publient des auteurs « du Sud ». Il n’est que de lire Fatou Diome (Anne Carrière), Dany Laferrière (Grasset), Ken Bugul (Ubu éditions), Gisèle Pineau (Mercure de France), Ahmadou Kourouma (Le Seuil), Maïssa Bey ou Anna Moï (éditions de l’Aube), Nina Bouraoui (Stock), Shenaz Patel (L’Olivier), Yasmina Khadra (Julliard), Valère Novarina (P.O.L.), Aziz Chouaki (Balland), Chahdortt Djavann (Sabine Wespieser), Abdourahman Waberi (Le Serpent à plumes/Lattès), Anna Moï (éd. de l’Aube/Gallimard), Seyhmus Dagtekin (Robert Laffont),etc. pour s’en rendre compte.

Des passeurs de culture
Si donc des maisons d’édition parient sur la carte de l’assimilation à un champ donné, d’autres misent sur la différence en valorisant une approche qui ne passe plus par la langue mais par la découverte d’une culture encore méconnue du grand public. C’est tout le travail que réalisent les éditions Dapper spécialisées sur les littératures d’Afrique noire et de sa diaspora. En 2000, elles ont ouvert leurs collections (jeunesse, arts, littérature) à la francophonie avec un catalogue très riche qui parie sur la beauté et l’originalité de la langue : Kangni Alem, Alfred Alexandre, Maxime N’Débeka, Beyrouk… Il s’agit de donner la parole aux littératures africaines contemporaines dans leur ensemble et de sensibiliser les enfants à la diversité culturelle du monde d’aujourd’hui, nous confiait Dominique Lacroze, l’attachée de presse de la maison.

Jutta Hepke, éditrice chez Vents d’ailleurs, maison ouverte aussi à la pluralité du monde, a toujours voulu éviter de parler de francophonie par peur de « ghettoïser » des littératures et de les enfermer dans des carcans, nous confie-t-elle dans un entretien. Elle veut promouvoir, à travers différentes collections (littérature, documentaires, fiction jeunesse, arts) un patrimoine culturel mondial issu du monde noir et tisser des passerelles entre des lecteurs du Nord et des auteurs venant de l’Afrique, des Amériques noires et de la Caraïbe comme Kettly Mars, Gary Victor, Sayouba Traoré, etc.

Bernard Magnier, avec sa collection « Afriques » chez Actes Sud a lui aussi misé sur la diversité culturelle d’un continent encore mal connu du grand public : un lecteur de l’anglophone Soyinka peut ainsi découvrir les francophones Nimrod, Hampaté Bâ ou Tadjo... En outre l’appartenance de ces auteurs à cette collection se fait sans signes extérieurs distinctifs, si ce n’est une simple mention à l’intérieur du livre. « La géographie reste un critère plus pertinent que l’histoire, la langue ou la couleur de peau, selon Bernard Magnier, parce qu’il existe incontestablement des points communs entre des écrivains appartenant à des sous-ensembles géographiques ». Une collection spécialisée sur une aire géographique s’avère donc un bon moyen de découvrir des auteurs car elle propose une sélection qui peut éviter de faire de longues recherches. « Si un écrivain a plus de chance d’être repéré avec une "étiquette" qui n’est pas erronée ou désobligeante par rapport à ses écrits... pourquoi s’en priver ? », conclut-il.

Marion Hennebert, directrice des éditions de l’Aube, parie, elle aussi, sur le dialogue des cultures avec sa collection « Regards croisés », qui héberge des écrivains d’Asie, du Maghreb ou d’Australie, toutes langues confondues, comme la Chinoise francophone Wei Wei ou le Malgache Jaomanoro, le Marocain Binebine, etc. Tous ces écrivains offrent ainsi un « témoignage sur leur pays », à travers une écriture à chaque fois différente et renouvelée.

Décloisonner les frontières littéraires
Que des auteurs francophones suivent l’engouement de l’édition française pour un genre comme le roman ou qu’ils utilisent leur marginalité pour affirmer une spécificité francophone, ce sont là autant de stratégies pour exister sur une scène qui tarde à les reconnaître. Les grands prix littéraires français sont encore peu nombreux à consacrer des auteurs francophones ! Il ne faut donc pas négliger le rôle des petites maisons d’édition qui prennent des risques en publiant des auteurs inconnus ou celui de revues comme Notre Librairie qui travaille à la découverte de ces écrivains : son numéro spécial sur les « plumes émergentes » offre au lecteur un panorama de jeunes auteurs du Sud encore inédits. Ces éditeurs « chercheurs de talents » œuvrent depuis des années à décloisonner les frontières littéraires, ils se font passeurs de culture auprès d’un public en quête de renouveau littéraire.


Eloïse Brezault, spécialiste de littératures comparées

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