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Iran : la route de Berne

septembre 2003

Le plébiscite du réformateur Mohammad Khatami aux présidentielles de 1997 et 2001 a constitué le point de départ d’une politique de changement maîtrisé. Parallèlement, l’Iran s’est rapproché des grandes institutions internationales, dont l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, à laquelle il a adhéré en 2001. C’est dans ce cadre que s’inscrira la prochaine ratification de la Convention de Berne.

Le secteur de l’édition en Iran, à l’instar des autres industries culturelles, reste étroitement tributaire des politiques publiques et des conflits à la tête de l’État. À ce titre, la principale révélation de ces dernières années aura été la manifestation dans ce pays d’une société civile éprise de liberté et de démocratie. Le plébiscite du réformateur Mohammad Khatami aux présidentielles de 1997 et 2001 a constitué le point de départ d’une politique de changement maîtrisé se matérialisant notamment par une ouverture vers la communauté internationale (en particulier, par la prise de distance du gouvernement avec la fatwa prononcée contre Salman Rushdie) et, plus timidement, vers la société iranienne. Parallèlement, l’Iran s’est rapproché des grandes institutions internationales, dont l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, à laquelle il a adhéré en 2001, et s’est fixé à plus long terme l’objectif d’intégrer l’OMC. C’est dans ce cadre que s’inscrira la prochaine ratification de la Convention de Berne.

 

Le marché du livre
Au cours de l’année 2001-2002*, la production éditoriale iranienne a été valorisée (en prix publics) à 1,73 trillions de rials** (soit environ 202 millions d’euros), chiffre qui représente 10% du chiffre d’affaires annuel des éditeurs français. L’année suivante, les 2 601 éditeurs iraniens considérés alors comme actifs publiaient un total de 31 654 titres (nouveautés, nouvelles éditions et réimpressions – manuels scolaires exclus).

 
Sur la période 1998/99 – 2002/03, la production éditoriale officiellement recensée augmente significativement (+86%). Pour expliquer (en partie seulement) ce presque doublement il convient de signaler que l’année 1997, date de l’accession des réformateurs à certains postes de l’exécutif iranien, constitue l’apogée d’une période qui va être caractérisée à la fois par un allégement dans la mise en œuvre des règles de censure, l’appui financier apporté aux éditeurs et un intérêt profond des Iraniens pour la vie des idées, la politique et l’histoire de leur pays.
En 2002/03, le tirage moyen s’établit à 4 843 exemplaires par titre, en légère baisse par rapport à la moyenne des quatre années précédentes, autour de 5 000 exemplaires. C’est là un chiffre équivoque. Autant, il peut sembler faible pour un bassin linguistique de 97 millions de personnes (Iran, Tadjikistan et Afghanistan respectivement 69 ; 6 et 22 millions d’habitants), autant il peut paraître curieusement élevé si l’on prend en compte les contingences économiques et politiques existant sur cet ensemble géographique, les difficultés de distribution du livre et, finalement, l’aspect limité du marché en termes de lectorat potentiel.

D’une façon générale, les catégories où les tirages sont le plus élevés sont la jeunesse (7 664 exemplaires au titre), la religion (5 909 exemplaires) et l’enseignement des langues (5 760 exemplaires).

Le prix moyen des livres s’établit en 2002/03, à 13 532 rials (1,5 euros). Les prix, un temps encadrés par l’État (système de prix imposés), demeurent donc bas mais en adéquation avec le niveau général des revenus (60% de la population vit avec un salaire mensuel de 100 dollars). Par exemple, un livre de philosophie au format de poche (200 pages) est vendu 15 000 rials (1,70 euros) et un ouvrage de sciences relié (400 pages) 40 000 rials (4,60 euros). Ce niveau de prix est cependant artificiel, puisque très étroitement lié aux nombreuses exonérations fiscales et subventions directes ou détournées accordées par l’État aux maisons d’édition.

 

L’offre par catégories
Les livres religieux constituent la catégorie d’ouvrages la plus produite en Iran (18% des titres publiés). Outre le Coran et les hadiths (les dits du Prophète), l’ensemble comprend les livres de prières, les biographies de Mahomet et des douze imams au cœur du dogme chiite, des livres de référence (histoire de la Révolution islamique…) et des livres pratiques. Les tirages sont particulièrement élevés, dépassant parfois plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
Deuxièmes pour la publication (21% du total), les livres de sciences, techniques et médecine s’adressent majoritairement au million d’étudiants iraniens. Les livres de cours dans ces matières sont à majorité les ouvrages étrangers (le plus souvent anglo-américains) traduits et publiés localement (en particulier par les Presses Universitaires d’Iran). Selon Nasrollah Pourjavady, directeur des PUI, 90% des manuels de médecine en persan disponibles sur le marché proviendraient de l’étranger. Seuls sont employés dans leur langue originale les ouvrages spécialisés, s’adressant à un public trop restreint pour justifier l’investissement dans une traduction. Dans ce cas, leur importation et leur vente sont facilitées par une subvention du gouvernement (recours à un système de taux de change préférentiel).

 

La création pour la jeunesse (16% du total publié, y compris ouvrages parascolaires et d’éveil) témoigne d’une activité soutenue explicable par la part croissante des jeunes dans la population (58% des Iraniens ont moins de 25 ans) et un taux d’alphabétisation élevé (80%). Ce mouvement à la hausse, emmené par une dizaine de maisons d’édition spécialisées (Kanoon, Madresseh, Monadi e Tarbiyat, Shabaviz…), se double souvent d’une qualité iconographique et narrative, notamment dans le domaine de l’album illustré. Les jeunes lecteurs (les 4-8 ans) se montrent très sensibles à la fiction illustrée (contes et histoires populaires iraniens ou classiques, type Blanche Neige), à la poésie et aux textes chantés. L’offre de fictions pour jeunes et adolescents est essentiellement composée des œuvres d’auteurs classiques : J. Verne, J. London, C. Dickens, A.C. Doyle… Ici comme ailleurs, la série Harry Potter, publiée conjointement par plusieurs éditeurs est remarquablement suivie par le public ado.

Le segment du livre documentaire occupe une position moins dominante que dans d’autres pays (la Chine par exemple). Encore en friche, il semble cependant promis à un bel avenir comme tendrait à le prouver le nombre croissant d’éditeurs actifs dans le domaine des encyclopédies et dictionnaires pour la jeunesse. Sur un marché jeunesse extrêmement sensible au prix, l’offre débute avec des albums vendus 2 000 rials (25 centimes d’euro). La version en persan du Petit Nicolas se vend quant à elle 70 centimes d’euro et le quatrième tome de la série Harry Potter, 4 euros.

 

La fiction pour adultes s’affiche résolument en croissance, tant en termes de production que de ventes. Schématiquement, celles-ci sont constituées pour 65% d’ouvrages d’auteurs iraniens et pour 35% de traductions. Là, les éditeurs, mesurant le risque encouru, sont toutefois à la recherche de valeurs « refuges » : rares sont les auteurs contemporains traduits qui n’aient été couronnés de prix littéraires ou ne bénéficiant pas d’une renommée internationale indiscutée (G. Garcia Marquez, I. Calvino, M. Vargas Llosa, G. Grass, M. Kundera, J. Saramago, V. S. Naipaul, H. Böll, Gao Xingjian et, dans un autre genre, P. Coehlo). Même constatation, et peut-être même cause, en ce qui concerne les auteurs classiques, particulièrement présents en librairie : Stendhal, M. Proust, M. Mitchell, V. Hugo, F. Kafka, L. Tolstoï, A. de Saint-Exupéry, A. Camus, M. Duras.

 
La littérature de divertissement traduite de type best-seller est finalement assez peu présente : le modèle de société américain n’est pas objet de séduction particulière (ou ne l’est plus, puisque la pénurie de ce type d’ouvrages a pu momentanément créer un intérêt artificiel). Des tentatives plutôt concluantes ont été néanmoins faites avec D. Steel et J. Grisham. Mais la censure reste très regardante sur le contenu (particulièrement celui des livres policiers) en raison de la politique de « protection contre l’intrusion de l’Occident » (selon l’expression officielle). En somme, la culture occidentale « sérieuse » a droit de cité en Iran, la culture des loisirs reste, elle, sujette à caution.

Le marché des sciences humaines (environ 12% de la production), très animé ces trois dernières années par le succès, entre autres, des ouvrages français (M. Foucault, R. Barthes, J. Derrida, …), semble traverser une phase de crise se matérialisant par une baisse des tirages moyens. Si l’on écarte la question de la distribution, les éditeurs évoquent surtout une crise du lectorat. Accusé, le système de l’enseignement supérieur qui n’encourage pas suffisamment les étudiants à approfondir le contenu des cours via des lectures obligatoires ou un travail spécifique hors manuels. Phénomène aggravé par le fléchissement de la demande émanant du grand public. Cette crise de la lecture se double d’une crise de l’écriture : le corps enseignant actuel ne serait plus en mesure d’assurer le renouvellement de l’ancienne génération d’universitaires-auteurs.

 
À la lisière des sciences humaines et de la littérature générale, la catégorie « actualité, documents » a drainé ces dernières années un public large et intéressé mais montre des signes d’essoufflement. D’une façon générale, la volonté de nombreux Iraniens de mieux appréhender les enjeux politiques et historiques de leurs pays et de découvrir la face cachée de l’ancien régime, a assuré le succès des biographies d’hommes politiques (celle de Amir Abbas Hoveyda, Premier ministre du Shah, en est à sa douxième réimpression) et des mémoires de personnalités de l’ancien régime et du régime actuel. Les livres et manifestes politiques de journalistes ou d’opposants des divers courants réformistes étaient également au cœur de cet engouement du public.

 

Le secteur de l’enseignement des langues (8% de la production) est presque exclusivement composé des méthodes étrangères reproduites à l’identique et hors de tout contrat avec l’éditeur. La méthode « Café Crème » (Hachette), publiée localement par Echtiag, est ainsi disponible sur le marché au prix de 80 000 rials (9,30 euros) contre 15,10 euros en France. Même constat au rayon des dictionnaires où les grandes marques sont (involontairement) abondamment représentées : Larousse, Le Robert, Collins, Oxford University Press…

 
Quant aux dictionnaires bilingues persans – généralistes et spécialisés (médecine, informatique…) –, le marché iranien est détenu à 70% par la maison Farhang Moaser. La publication des dictionnaires thématiques persan/français, à l’exception peut-être du domaine juridique, demande pour l’heure un investissement peu susceptible d’être rentabilisé, professeurs et bibliothèques universitaires préférant acquérir la version originale (en anglais).

L’édition d’art et de beaux-livres (3% de la production) est pour l’essentiel animée par une demi-douzaine d’éditeurs (Yassavoli, Gooya, Iranian Art Publications Co., Soroush…) et se concentre sur les créations des peintres et plasticiens iraniens contemporains et le patrimoine national (les sites historiques perses et islamiques, la calligraphie, l’art du tapis ou les techniques de la marqueterie…). Compte tenu des prix élevés, le public s’avère à majorité (environ 60%) composé d’Iraniens vivant à l’étranger. Les touristes étrangers compteraient pour 15% des ventes, les Iraniens (amateurs aisés, professionnels de l’art) pour 25%. Par conséquent, il est d’usage (à 85-90%) de publier les ouvrages d’art en version bilingue ou trilingue (anglais, allemand, français).

 

Le respect du droit d’auteur : décision politique et début de consensus professionnel
À moyen terme, de nouvelles dispositions légales nationales en accord avec la Convention de Berne viendront remplacer l’antique « Loi de protection des droits des auteurs, compositeurs et artistes » (ratifiée en 1970 et conservée par l’actuel gouvernement) qui n’accorde aucune protection aux œuvres étrangères. Longtemps, ce fut l’un de ses principaux mérites : l’édition, la presse, les ministères et les institutions publiques se servant abondamment et à faible coût dans le réservoir de la création étrangère. L’argument du renchérissement des livres en cas de respect du droit d’auteur était avancé, de même que la crainte d’un flux de traductions à sens unique (de l’étranger vers l’Iran) en cas de respect des règles internationales. À cela s’est ajoutée la méfiance d’un régime construit à rebours du modèle libéral et des influences culturelles occidentales.
Condition de la poursuite par l’Iran du processus de réintégration dans l’économie mondiale, l’adhésion à l’Union de Berne sera donc d’abord une décision politique. Cependant, une prise de conscience progressive de ses enjeux est actuellement à l’œuvre au sein de la profession et un consensus parmi les éditeurs les plus professionnels est déjà acquis (par ailleurs, le Syndicat des Éditeurs et Libraires de Téhéran se déclare favorable à la ratification).

 

Ces changements d’attitudes s’expliquent de diverses manières. D’abord, par une approche « morale » du sujet, le travail du créateur méritant respect et rétribution aux yeux d’éditeurs iraniens ayant eux-mêmes à faire face à la contrefaçon. Ensuite pour des raisons économiques : grâce à la signature d’un contrat avec le propriétaire étranger des droits, le licencié iranien pourra se prémunir contre la mise sur le marché conjointe de plusieurs traductions en persan du même titre, décuplant ainsi le potentiel commercial de la traduction officielle.
S’ajoutent aussi l’espoir de céder plus largement des droits aux maisons étrangères et, dans une moindre mesure, l’amélioration de l’image internationale de l’Iran. En pratique cependant, les inquiétudes demeurent vives au regard du futur changement du cadre législatif (hausse rédhibitoire du prix des livres et baisse des ventes, risque maintenu de piratage intra-iranien, freins bancaires aux échanges de devises). Aussi les éditeurs locaux seront d’autant plus des partenaires loyaux (un certain nombre le sont déjà) que les éditeurs étrangers feront preuve de compréhension et les y aideront, principalement en pratiquant des taux de redevances réduits et en leur facilitant au maximum la gestion des droits en amont. L’attrait à terme du marché iranien pourrait justifier dès à présent des efforts commerciaux initiaux et la mise en place de liens avec les maisons d’édition iraniennes les plus engagées dans le processus d’ouverture à l’international.

 

Cet article est une synthèse de l’étude L’édition en Iran réalisée en avril 2003.

 

* Le calendrier iranien est un calendrier solaire. L’année commence le 21 mars, jour de l’équinoxe de printemps. L’année en cours en Iran est l’année 1382, entamée le 21 mars 2003, elle prendra fin le 20 mars 2004.
** Source : Maison du Livre d’Iran (Khan e Ketab), établissement public chargé des statistiques et de l’attribution des numéros ISBN pour le compte du ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique.


Jean-Christophe Arnold

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