Études

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Le livre d’art dans le monde néerlandophone

février 2003




Une même langue, deux cultures
Si de prime abord la Flandre et les Pays-Bas forment un bassin linguistique unique de presque 22 millions d’habitants, il semblerait néanmoins qu’à y regarder de plus près les fracas de l’histoire européenne aient en fait donné naissance à deux communautés culturellement distinctes entretenant chacune avec le livre une relation qui lui est propre. Une situation que résume avec style Luc Demeester, directeur général des Éditions Lannoo, à Gand : « Amsterdam constitue le centre de la langue, la Flandre est la périphérie de la langue ». De cette différence, naît une complémentarité – les Néerlandais excellent dans le texte, les Flamands dans l’image – et une spécialisation presque naturelle des tissus éditoriaux : pour faire simple, aux Pays-Bas la littérature et les sciences humaines ; à la Flandre, le livre de jeunesse, la bande dessinée… le livre d’art aussi. C’est sous cet angle que doit être entendue la remarque non dénuée d’humour de Jan Martens, directeur du célèbre Fonds Mercator d’Anvers (Flandre) : « Le livre d’art n’est pas la tasse de thé des Néerlandais ».
De fait, une étude attentive des catalogues des éditeurs et des rayons des librairies spécialisés de part et d’autre de la frontière laisse entrevoir des centres d’intérêt différents. Ainsi, les lecteurs néerlandais portent-ils principalement leur curiosité vers des disciplines contemporaines (architecture, design, arts plastiques, graphisme) et, en général, vers la création actuelle. A contrario, le public flamand présente des goûts plus traditionnels, prenant plus en compte le patrimoine, des goûts pour les beaux-arts (peinture, sculpture) et l’art sacré, plus proches de ceux du public français. Cette divergence se concrétise dans les chiffres de vente.
Comment expliquer cette situation ? Pour l’essentiel, les éditeurs avancent la raison des influences religieuses distinctes qui ont imprégné ces deux régions, opposant catholicisme et protestantisme. Comme l’indique Jan Martens, « deux visions du Beau s’opposent », l’une empreinte de triomphalisme et de jouissance, l’autre imprégnée de sobriété et d’humilité face au divin ; et l’éditeur d’ajouter : « Le baroque n’existe pas aux Pays-Bas, y vendre Rubens est très difficile ». Même si les mentalités évoluent rapidement, il subsiste aux Pays-Bas un léger désintérêt, voire une méfiance, envers le livre d’art en raison tant de son contenu que de son caractère luxueux qui en fait un produit réputé onéreux et un rien superflu.
Ajoutons le poids économique de la création et de la pensée architecturale néerlandaise, sa renommée à l’échelon international qu’illustre la ville de Rotterdam, berceau actuel de l’architecture néerlandaise moderne. La création graphique et dans le domaine du design étant également très riche, il existe de fait aux Pays-Bas un large bassin d’acheteurs de livres se rapportant à ces domaines (professionnels, étudiants, simples particuliers avertis).

Une même langue, deux marchés du livre
Ces divergences culturelles entre Flamands et Néerlandais ont contribué (parmi d’autres raisons) à façonner deux marchés du livre distincts dans leur organisation (systèmes de distribution, réglementation des prix, nombre de librairies…) et dans l’offre disponible. Les professionnels des deux pays s’accordent cependant sur l’intégration progressive des deux ensembles. Ainsi, à l’image des autres éditeurs, les maisons d’art flamandes et néerlandaises ont depuis longtemps intégré la notion de marché « global » et ont régulièrement recours à des importateurs pour la partie de leur catalogue pouvant intéresser le public situé de l’autre côté de la frontière. THOTH, éditeur de la banlieue d’Amsterdam, réalise ainsi 7 % de ses ventes en Flandre. Quant à Hilde Peleman, directrice de la librairie spécialisée anversoise Copyright, elle annonce 10 % de son fonds constitué d’ouvrages néerlandais. Les liens ne se limitent cependant pas à l’exportation, des accords de coéditions transfrontaliers voient ainsi le jour (THOTH/Lannoo, Fonds Mercator/Amsterdam University Press…) qui permettent à la fois de décupler les opportunités commerciales dans le pays tiers (commercialisation et promotion mieux adaptées puisque gérées in situ) et de minimiser l’ampleur de l’investissement initial de chacun des éditeurs.
De plus, à ces collaborations occasionnelles s’ajoute parfois la mise en place de politiques destinées à disposer d’outils éditoriaux actifs dans les deux pays. Cela se réalise essentiellement par le rachat de maisons d’édition du pays tiers. Deux exemples : le groupe néerlandais de presse et d’édition Weekblad Pers acquiert Ludion (Gand) en 1998, l’éditeur flamand Lannoo reprend en 1999 les activités du Néerlandais Terra (spécialisé dans le beau livre et le livre pratique illustré). Si dans le premier cas, l’opération est assimilable à la volonté de diversification de Weekblad Pers (le groupe est déjà présent dans l’éducatif, la littérature et le livre de jeunesse), la seconde acquisition procède plus d’une logique éditoriale. Le postulat de Luc Demeester est en effet « que beaucoup de livres [de la maison qu’il dirige] sont ”trop flamands” et de ce fait pas suffisamment adaptés aux Néerlandais ». L’antenne Terra, avec son équipe de 12 personnes, y remédie en permettant de faire avec une soixantaine de titres par an du « local for locals ».
Cependant, même unifié, le lectorat potentiel du livre d’art néerlandophone s’avère encore réduit. Cette caractéristique du marché, conjuguée à la modération des prix de vente (les d’éditeurs déplorent les conséquences négatives de l’irruption du duo Taschen/Köneman et la constitution d’un prix psychologique situé aujourd’hui aux alentours des 35 euros), rend la publication de livres d’art imprimés à 2500-3000 exemplaires potentiellement périlleuse. Une autre contrainte pesant sur l’activité des éditeurs d’art consiste en la forte pénétration des ouvrages anglo-américains dans une zone géographique où la maîtrise de l’anglais par le public est remarquable. La part de marché du livre d’art importé (principalement anglo-américain) est ainsi estimée à 50 % aux Pays-Bas. Enfin, il serait illusoire de penser que le phénomène d’inflation des droits d’accès à l’image n’affecte que les éditeurs français. Selon Jan Martens, « ces droits ont triplé en moins de dix ans », mettant en péril l’activité des maisons spécialisées.

L’approche du marché par les éditeurs d’art
Les points énumérés précédemment pourraient augurer d’un marché du livre d’art atone et en repli dans chacune de ces deux régions. Les éditeurs et libraires parlent pourtant d’un marché aujourd’hui relativement stable même si les inquiétudes sont vives au regard des incertitudes économiques internationales1. Pour l’heure, on se félicite chez Ludion (Flandre) de « 3 années consécutives de croissance des ventes » alors que THOTH (Pays-Bas) annonce une augmentation de 30 % de son chiffre d’affaires en 2002. En effet, si les contraintes affectant l’activité des éditeurs d’art de Flandre et des Pays-Bas ne sont pas minces, ceux-ci n’en ont pas moins appris à composer avec elles. Leur action se base ainsi sur un certain nombre de principes et d’objectifs : raisonner en termes de bassin linguistique néerlandophone, publier en anglais pour contourner la faiblesse de leur lectorat national, recourir aux aides financières extérieures, notamment à travers des collaborations avec les musées et les fondations, s’appuyer sur des activités connexes comme l’activité d’imprimeur (les cas du Néerlandais Waanders et du Belge Snoeck-Ducaju) et bien sûr, recourir aux coéditions.
En effet, la taille réduite du marché, la richesse artistique de ces deux régions, une culture fortement ancrée des échanges commerciaux internationaux se conjuguent pour rendre les coéditions internationales particulièrement fréquentes. Chez Ludion par exemple, la production annuelle d’une quarantaine de titres comprend en moyenne une coédition achetée et trois à quatre vendues à l’étranger (Skira, Belser Verlag, Abrams…). Chez THOTH, ce sont cinq à six titres (sur vingt-cinq publiés) qui sont annuellement achetés dans le cadre de coéditions internationales (Thames & Hudson, Phaidon, Laurence King Publishing…). Autre illustration, NAi Publishers, éditeur d’architecture et d’art contemporain, qui collabore régulièrement avec plusieurs de ses homologues européens comme Editorial Gustavo Gili, en Espagne ou Hatje Cantz Verlag pour la langue allemande.

Quelle place pour le livre français ?
La commercialisation du livre d’art en français en Flandre et aux Pays-Bas est pénalisée par le recul unanimement constaté de la langue française. L’ampleur du mouvement est cependant inégale puisque le français continue d’être en Flandre la « première langue seconde » et à ce titre appris dès l’âge de 10 ans. Alors que les ouvrages en français constituent 15 % du fonds de la librairie Copyright, ceux-ci ne comptent que pour 5 % des stocks des librairies spécialisées Nijhof & Lee et Kunst Boekhandel d’Amsterdam et moins de 3 % du rayon de la grande librairie internationale généraliste Athenaeum. Comme l’explique Franck Nijhof, « on ne prendra un livre en français que si aucun équivalent n’existe en néerlandais, anglais ou allemand ». Outre le frein constitué par la langue, les libraires pointent l’argument récurrent de la cherté des livres français (malgré le passage à l’euro, une tabelle de 10-15 % subsiste) en comparaison de leurs homologues anglo-américains.
En définitive, les ouvrages français vendus dans les librairies d’art amstellodamoises sont pour l’essentiel les catalogues des expositions en cours dans les grands musées parisiens, les livres centrés sur un sujet spécifiquement français et pas ou peu traité par d’autres éditeurs (type sujet relatif à l’archéologie au Proche-Orient), des ouvrages et revues très spécialisés (design, photo, création contemporaine) s’adressant à un public ciblé (publications du Centre National de la Photographie, du Palais de Tokyo ou celles de l’Institut Purple…). L’offre française proposée à Anvers par Copyright est plus large (s’y ajoutent principalement les monographies d’artistes) sous le double effet d’un public francophone plus important et de ses attentes en termes de livres d’art mieux en adéquation avec les sujets traités par la production française.
La traduction en néerlandais, au mieux dans le cadre de coéditions internationales, permettrait-elle de pallier la faiblesse du lectorat francophone ? En la matière, il faut bien admettre que le développement des coéditions avec les éditeurs d’art néerlandophones se heurte à des obstacles multiples. D’abord le nombre relativement limité des acteurs, puisque tout au plus peut-on dénombrer dans chacune des deux régions cinq éditeurs d’art au sens large ayant une activité significative. Ensuite, ces éditeurs sont avant tout des créateurs. Ayant accès à un patrimoine artistique riche et une création contemporaine foisonnante, à des auteurs de grand talent (universitaires, historiens d’art, conservateurs, architectes et designers), à des financements en amont (musées et fondations) et, enfin, à un outil d’impression de qualité (le recours à l’imprimeur Snoeck par les éditeurs français est par exemple répandu), il s’avère que leurs besoins sont relativement limités.
L’exploration des marchés du livre d’art de Flandre et des Pays-Bas laisse de toute évidence entrevoir un décalage entre les caractéristiques de l’offre française et les conditions locales de ces deux marchés, une inadéquation qu’illustrent dans le sens contraire les propos de Hans Oldewarris, cofondateur de 010 Publishers, lorsqu’il déplore le manque d’intérêt des éditeurs français à l’égard de l’architecture. Les facteurs limitatifs des échanges éditoriaux entre France et monde néerlandophone sont-ils fatals ? Premiers éléments de réponse au Salon du livre de Paris ?

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