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Portrait et entretien de professionnel

De Vallès à Veil, un large éventail pour attirer l’attention des lecteurs

décembre 2022

L’auteur et éditeur américain Edwin Frank travaille au New York Review Books où il publie entre autres des titres français, allant des grands classiques méconnus des lecteurs anglophones jusqu’aux auteurs de fiction et de non-fiction contemporains. Voici son portrait, réalisé par le BIEF en collaboration avec Alice Tassel, directrice de la French Publishers’ Agency.


Edwin Frank est historien d’art et de littérature, poète et éditeur chez New York Review Books (NYRB), la branche édition du célèbre magazine littéraire The New York Review of Books. La collection Classics compte environ 75 livres traduits du français.


BIEF : Edwin, pourriez-vous d’abord présenter votre maison d'édition, notamment la collection NYRB Classics que vous avez fondée et que vous dirigez ?


Edwin Frank : "New York Review Books englobe plusieurs marques. Au cœur du programme se trouve la série NYRB Classics, que j’ai fondée il y a une vingtaine d'années. Nous y publions des livres du monde entier qui n'ont pas réussi à trouver l'audience qu'ils méritent auprès des lecteurs anglophones. C’était un défi et une opportunité extraordinaire pour le jeune éditeur peu expérimenté que j’étais à l’époque. Dans cette série, il s’agit de chefs-d’œuvre connus ailleurs, mais largement inconnus aux États-Unis et au Royaume-Uni, même si nous espérons bien sûr y remédier. Pour attirer l'attention sur ces livres, nous demandons aux grands écrivains contemporains de les préfacer. Unknown Masterpieces était le titre d'une sélection de ces préfaces que j'ai rassemblées et publiées en 2003. Ce livre comprenait par exemple la préface de Lydia Davis à La Vie de Henry Brulard de Stendhal et celle d'Arthur C. Danto au Chef-d'œuvre inconnu de Balzac. Nous nous sommes d’ailleurs engagés dans l’un de mes projets préférés, une série de nouvelles traductions, toujours du fabuleux Balzac. À part cela, New York Review Books comprend également NYRB Poets et NYRB Kids, deux collections qui proposent de nombreux livres traduits, écrits par des auteurs contemporains et plus anciens, et enfin, il y a le bon vieux NYRB, consacré aux œuvres de fiction et de non-fiction contemporaines."


BIEF : Combien de personnes lisent le français au NYRB et combien de titres français compte votre catalogue ? 


Edwin Frank : "À l'heure actuelle, deux éditeurs de NYRB lisent le français et je compte également depuis longtemps sur les conseils d'écrivains et de traducteurs. Au fil des années, nous avons publié quelque 75 livres français dans la série Classics, ce qui correspond à environ un cinquième de notre production totale, ainsi qu'un grand nombre de titres dans nos autres collections, dont le plus récent est In The Eye of the Wild (Croire aux fauves) de la brillante anthropologue Nastassja Martin. La liste des auteurs français que nous publions va de Jules Vallès à Henri Bosco, en passant par Driss Chraïbi, Inès Cagnati, Louis Guilloux, André Breton et Simone Veil, Patrick Manchette, Chateaubriand et Louise Labé. Dans la mesure où l'on peut dire que cet éventail reflète un goût personnel, je suppose que c'est bien le mien. Récemment, nous avons publié une nouvelle traduction de Chéri The End of Chéri de Colette et une sélection d’écrits de Rimbaud par Mark Polizzotti. L'année prochaine, ce sera une nouvelle traduction de Loin de Rueil de Queneau, ainsi que des rééditions de Feu Follet de Drieu la Rochelle et de la Correspondance de Flaubert par Francis Steegmuller. Nous aurons aussi une anthologie de poèmes français en prose, la toute première en langue anglaise, et l’édition de La vie de Gérard Fulmard de Jean Echenoz."


BIEF : Publier de la littérature étrangère est difficile aux États-Unis. Comment attirer la curiosité du lecteur ? 


Edwin Frank : "J'espère que le fait de proposer des rééditions ainsi que de nouvelles traductions attirera l'attention des lecteurs qui ont déjà une bonne expérience de nos rééditions d’ouvrages et sont donc prêts à tenter leur chance avec un autre titre de la série. Ce principe peut également fonctionner dans l'autre sens : les personnes ayant eu un coup de cœur pour un titre récent peuvent s’intéresser plus facilement à un classique, car elles savent que nous présentons de bons livres et nous font confiance. Proposer des livres de différentes époques, de différents pays et de différents genres comme nous le faisons peut également contribuer à rendre vivante l’image idéale du lecteur : celui qui lit beaucoup et intensément, qui se consacre aux livres qu’il aime et est toujours aussi curieux de savoir ce qu’un bon livre peut apporter. Après tout, à un certain niveau, lire des livres est une façon de répondre à la bonne vieille question socratique de savoir ce qu’est le bien, n'est-ce pas ? D'un point de vue commercial, nos différentes marques se distinguent par une identité graphique propre à chacune. Si c’est bien sûr très courant en France, cela reste assez rare dans l'édition anglophone. Cela permet d'attirer le regard des lecteurs et de concentrer leur attention."


BIEF : Le travail des traducteurs est-il suffisamment reconnu aux

États-Unis ? 


Edwin Frank : "Au cours des vingt dernières années, l'attention des lecteurs américains pour les œuvres traduites a certainement augmenté. Il est désormais courant de reconnaître qu'un livre traduit est justement une traduction et que nous pouvons le lire grâce à l'effort et à l'art non seulement de l'auteur mais aussi du traducteur. Aujourd’hui les critiques littéraires mettent en avant les livres étrangers, ce qui est globalement une bonne chose, même s'il y a un risque de tokénisme. C’est une évolution à laquelle ont contribué beaucoup de facteurs. Ainsi, les grands lecteurs sont moins nombreux qu'avant, mais ceux qui restent sont probablement plus que jamais attachés à la cause du livre. Je soupçonne également de nombreux Américains, déprimés par une politique de plus en plus primitive dans ce pays, de se tourner vers l'étranger pour trouver des informations et de l'inspiration. Enfin, avec le Covid, les gens ont eu beaucoup plus de temps pour la lecture. C’était un cadeau - sans oublier bien sûr les horreurs de la pandémie. Les bons livres qui valent la peine d'être lus se sont vendus comme jamais auparavant."


BIEF : La pandémie a changé nos façons de travailler. Faites-vous toujours autant de télétravail ? Vu de France, il semble que tout le monde aux États-Unis travaille désormais à domicile, est-ce vrai ?


Edwin Frank : "Chez NYRB nous travaillons à distance, mais cela est également lié au fait que nous sommes en train de déménager. Une fois le déménagement terminé, je pense que nous allons à nouveau alterner davantage entre le télétravail et le présentiel que lors des dernières années."

 

Propos recueillis et traduits par Katja Petrovic et Alice Tassel