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Compte rendu

Madrid, "des échanges très intenses et stimulants" pour les éditeurs de littérature et sciences humaines et sociales

septembre 2017

Les éditeurs de littérature et de sciences humaines se sont rencontrés à Madrid puis à Barcelone pour échanger sur les tendances et problématiques dans leurs secteurs en France et en Espagne – deux pays qui partagent beaucoup dans ces domaines.


Les rencontres ont débuté par la visite de la librairie Machado Libros à Madrid. Les aspects historiques de la censure d’État sous Franco et des attentats dont la librairie a été victime durant la transition démocratique ont rapidement été au centre de la discussion avec son gérant, Aldo García Arias. En effet, si chacun connaît les grandes dates de l’histoire contemporaine espagnole (décès de Franco en 1975, transition démocratique de 1975 à 1982, tentative de coup d’État militaire en février 1981), les Français oublient parfois à quel point cette histoire est récente et irrigue encore fortement les mentalités des Espagnols et notamment de ceux qui, comme les libraires, étaient bien souvent aux avant-postes de la résistance politique.

 

Les rencontres ont laissé place à deux tables rondes permettant de dresser un tableau des secteurs de la littérature et des SHS en Espagne et en France. Celles-ci ont révélé combien ces deux secteurs ont une évolution similaire dans les deux pays et les interventions successives sont entrées en parfaite résonnance quant à leurs enjeux actuels et futurs. Elles ont aussi montré que chacun possède une assez bonne compréhension des forces et des faiblesses de son alter ego transpyrénéen.

 

Le ebook, une "menace" écartée

Les deux intervenantes, Sabine Wespieser (Sabine Wespieser éditeur) et Maria Fasce (Alfaguara), ont présenté les grandes lignes et les problématiques de l’édition de littérature. En Espagne comme en France, la progression lente du livre numérique, la prise de conscience que le ebook ne menace pas fondamentalement les éditeurs en tant que "créateurs de contenus", tout comme la légère mais de plus en plus certaine reprise des ventes de livres en Espagne (environ +8% lors de la Foire du livre de Madrid en juin 2017), sont autant d’aspects qui, selon Maria Fasce, permettent un certain optimisme.

 

Les deux éditrices se sont accordées sur le rôle fondamental que jouent souvent les maisons d’édition "hors groupe" dans la découverte littéraire, du fait de l’acceptation plus souple qu’elles ont de la péréquation entre les titres, ainsi que l’a mis en avant Sabine Wespieser. Or, cette fonction de découverte est un élément clé pour l’édition littéraire qui, de part et d’autre des Pyrénées, cherche à répondre à un intérêt grandissant des lecteurs pour les premiers romans.

 

Ce goût pour la nouveauté peut trouver un "pendant" dans l’intérêt pour les ouvrages traduits puisque ceux-ci "exponentialisent" en quelque sorte la démarche de découverte. Ainsi, pour Maria Fasce : "(…) sur les dix dernières années, la littérature française est la plus riche, la plus variée et la plus intéressante au monde", mais aussi parce qu’"elle ne vient pas uniquement de France".

 

Des sciences humaines plus pratiques ?

C’est autour du rôle de l’éditeur de sciences humaines, et de la place des sciences humaines, que les interventions d’Alejandro del Río Herrmann (Trotta) et de Christophe Guias (Payot) se sont focalisées, révélant le profond questionnement et l’importante mutation en cours dans ce secteur, tant en France qu’en Espagne. Dans un contexte civilisationnel de rupture avec la tradition, l’éditeur de SHS se retrouve face à la tâche complexe de poursuivre le travail de transmission des savoirs tout en s’adaptant aux attentes présentes et en accompagnant les évolutions futures, a résumé Alejandro del Río Herrmann. Parmi ces attentes, les deux éditeurs reconnaissent que le besoin de sciences humaines plus pratiques s’impose de façon pressante aux maisons de SHS "généralistes". Parce que nous sommes entrés dans l’ère de l’"économie de l’attention", qui a décalé la question du "pourquoi faire" vers celle du "comment faire", il est indispensable de repenser l’édition des sciences humaines et sociales, explique Christophe Guias. Pour marquer cette rupture, "il faudrait paradoxalement que les éditeurs généralistes arrêtent de parler de ‘sciences humaines et sociales’. Car, sous cette appellation, elles font peur. Parlons désormais de la non-fiction", propose-t-il.

 

Redécouvrir les SHS espagnoles

Alejandro del Río Herrmann a fourni de précieuses données sur l’Espagne : augmentation de la production d’ouvrages de philosophie et de psychologie mais diminution du nombre de titres de linguistique et d’études littéraires, intérêt toujours fort pour la pensée française – le français étant la deuxième langue d’origine des traductions en SHS. À propos de la traduction, il a déploré un manque d’intérêt de la part des éditeurs français pour la production des SHS espagnoles. "Le déséquilibre est manifeste. Cela tient peut-être à la qualité et au volume de la production intellectuelle ou encore aux courants et aux traditions de pensée", explique-t-il tout en soulignant que des thèmes comme l’histoire et les traditions arabes et juives dans la péninsule Ibérique, par exemple, sont néanmoins susceptibles d’intéresser les éditeurs français.

 

Pour inciter les éditeurs français à découvrir les SHS espagnoles contemporaines, Alejandro del Río Herrmann signale l’existence de New Spanish Books, un portail développé par l’Institut espagnol pour le commerce extérieur (ICEX) qui présente - au travers de coups de cœur, de fiches de lecture, d'interviews d’auteurs et de traducteurs - des titres espagnols dont les droits sont disponibles pour les marchés étrangers (www.newspanishbooks.fr).

 

L’autonomisation du marché catalan

Les éditeurs de SHS français ont également rencontré leurs homologues espagnols dans le cadre de rendez-vous B to B, d’abord à Madrid puis à Barcelone, autre "capitale de l’édition", avec des éditeurs publiant en castillan et/ou en catalan. À ce sujet, il est intéressant de noter que certains éditeurs publiant exclusivement en catalan semblent envisager désormais une traduction et une publication en catalan alors même que les droits de traduction en castillan n’ont pas été vendus, ce qui montre une plus grande autonomisation du marché en catalan. En effet, les traductions en catalan se font généralement après, ou en parallèle, d’une traduction en castillan via des partenariats entre éditeurs des deux langues.

 

Le BIEF a publié un focus sur l'édition de sciences humaines et sociales en Espagne.

 

Claire Mauguière

 

 

De nouveaux défis nous attendent

 

Caterina da Lisca est éditrice de sciences humaines chez Gedisa Editorial à Barcelone. Selon elle, pour s’adapter aux mutations du secteur, cette maison, qui publie principalement des essais académiques et des livres de vulgarisation scientifique doit à la fois repenser sa ligne éditoriale et son modèle économique. Explications :

 

Le secteur des SHS est en profonde transformation. Quels sont les principaux enjeux pour vous ?

 

Ces dix dernières années, nos principaux objectifs ont été de résister à la crise, de mettre en place l’édition numérique et de lutter contre le piratage. À présent de nouveaux défis nous attendent qui sont liés à la transformation de l’institution universitaire, aux nouveaux profils des lecteurs et à la demande croissante de "non-fiction". D’une part, nous devons garder notre fonds vivant. Il comprend plus de 1 500 titres en format papier et presque 400 en format numérique et il est principalement produit par et pour les universitaires. D’autre part, nous devons modifier notre offre de nouveautés afin de capter et de fidéliser le grand public, tout en respectant notre ligne éditoriale et la qualité de nos publications.

 

Comment repenser les SHS pour une maison comme la vôtre ?

 

D’abord, il faut tenir compte de l’impact des réformes du système universitaire et éducatif. Ensuite, les presses universitaires doivent s’adapter aux réalités du marché. Cela nous oblige à repenser à la fois notre ligne éditoriale et notre modèle économique. En ce qui concerne notre ligne éditoriale, nous faisons partie des maisons académiques indépendantes qui restent à la fois fidèles à leurs collections tout en publiant des nouveautés. Mais nous sommes aujourd’hui plus sélectifs par rapport aux contenus et moins ouverts aux achats de droits de traduction. De fait, même si ces derniers restent nombreux, nous accordons la priorité aux manuscrits en langues castillane et catalane. Parallèlement, nous élargissons notre catalogue avec des ouvrages plus grand public. En termes de modèle économique, notre maison se dirige vers une baisse des premiers tirages, avec des rééditions fréquentes – rendues possibles grâce à l’impression numérique – et vers une baisse des frais de stockage. Nous essayons d’augmenter notre chiffre d’affaires en publiant de plus en plus d’ouvrages de vulgarisation, mais aussi en vendant davantage de livres numériques et de droits de traduction à l’étranger.

 

La pensée française reste importante dans le secteur des SHS en Espagne. Inversement, pensez-vous que les lecteurs français s’intéressent à la production espagnole ?

 

Bien sûr, la pensée française reste importante dans l’édition SHS, de même que dans le domaine de la recherche et, en général, pour la pensée contemporaine. C’est l’une des raisons pour lesquelles nos auteurs multiplient les échanges interuniversitaires avec la France (séjours de recherches, séminaires, conférences, etc.). Cela permet également aux éditeurs de SHS espagnols de tisser des liens avec un lectorat français potentiel et de se faire connaître à l’étranger et nous constatons que de plus en plus de lecteurs français s’intéressent à notre production et que de nombreux titres de SHS espagnols sont actuellement en lecture chez nos confrères français.

 

Quels sont, selon vous, les thèmes qui pourraient susciter l’intérêt des éditeurs français ?

 

Dans de nombreux pays d’Europe, les sociétés sont bouleversées par une série de problématiques communes. Tout en prenant également en compte les caractéristiques spécifiques de la péninsule Ibérique dans leur réflexion, les intellectuels espagnols sont en train d’apporter des éléments de réponse intéressants et mûrement réfléchis sur les thèmes de l’émergence des nationalismes, du révisionnisme historique, du politique et de la politique, de l'immigration, des modèles d'éducation, des conséquences du néolibéralisme ou des conflits armés et religieux, pour n’en citer que quelques-uns. Les éditeurs intéressés peuvent trouver une bibliographie très riche au sein des catalogues espagnols et des confrères tout à fait disposés à dialoguer avec eux.

 

Propos recueillis par Katja Petrovic



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