Cinq ans après une évolution en dents de scie depuis les dernières rencontres organisées par le BIEF et la Foire du livre de Francfort, les éditeurs français et allemands de livres d’art et de beaux-livres se sont à nouveau retrouvés le 17 septembre dernier à l’Institut français de Berlin.
Généralement friands de ce type d’événement, les éditeurs d’outre-Rhin n’ont pas failli à leur réputation et sont venus nombreux de toute l’Allemagne - vingt-cinq personnes pour vingt maisons -, échanger avec leurs compatriotes et les éditeurs français présents (liste des participants dans l'onglet Plus d'infos).
La matinée était consacrée à des interventions croisées sur la situation du livre d’art en France et en Allemagne, les collaborations entre éditeurs privés et éditeurs publics et le livre d’art en anglais (programme dans l'onglet Plus d'infos), alors que l’après-midi était réservé à un moment d’échange libre entre les participants et à des séances de travail en B to B.
Entre évolutions subies et voulues
C’est à Anke Simon, responsable du groupe Art du Börsenverein, et Jean-Guy Boin, directeur général du BIEF, qu’il est revenu de présenter les marchés respectifs. Avec une diminution des points de vente, une diversification des produits dans les librairies et une concentration des publications et des ventes autour des sujets médiatiques, la situation en Allemagne ressemble peu ou prou à celle de la France. Quelques différences toutefois : une baisse du prix moyen du livre d’art en Allemagne - de l’ordre de 32 €, avec 2% de la production qui est commercialisée à moins de 10 € - que l’on a constatée, selon les éditeurs allemands, depuis la création de l’euro.
Par ailleurs, l’intervention des soldeurs dans le circuit commercial reste significative outre-Rhin, tandis que la volonté de certains éditeurs français semble être de ne plus brader leurs stocks, comme l’a rappelé Nicolas Roche (éditions du Centre Pompidou). Il a également souligné que les principaux dangers sur le marché français sont la diminution des points de vente et des nouveautés.
Un fait singulier en Allemagne : Walther König, en remportant en 2014 l’appel d’offre pour la concession d’une quinzaine de librairies de musées, a trusté le monde du livre d’art et découragé certains libraires de travailler ce segment.
Les publications de musées : un levier et un enjeu importants
Avec des ventes et donc une production tournées vers les expositions, les publications des musées sont un levier et un enjeu importants de ce marché. Violaine Bouvet-Lanselle, directrice éditoriale des éditions du musée du Louvre, et Jutta Frings, directrice éditoriale de la Kunsthalle à Bonn, ont expliqué leur situation et leurs collaborations nationales et internationales.
Les observations des éditeurs privés allemands envers les institutions publiques restent les mêmes cinq ans après : conditions peu favorables en termes de tirage, délais de production ou de liberté éditoriale, et bien sûr inégalité face aux coûts des droits iconographiques. Présents en nombre dans la salle, les éditeurs de musées (constitués ici, en plus du Louvre et de la Kunsthalle, du Vitra Design Museum, de la Pinacothèque de Munich, des Staatliche Museen zu Berlin (Musées d’Etat de Berlin), du Germanischen Nationalmuseums et du Centre Pompidou), ont, à leur tour, exprimé les écueils auxquels ils peuvent être confrontés. Le principal d’entre eux étant le double objectif quasi contradictoire de démocratiser l’accès aux savoirs et de rentabiliser les publications. Et de préciser qu’ils sont également soumis à des coûts pour les droits de reproduction "chaque année de plus en plus élevés", selon Jutta Frings.
Dans ce contexte, les partenariats sont une solution pour rester présent sur le marché des publications, c’est ce que rappelle Violaine Bouvet-Lanselle qui pratique la coédition avec les éditeurs privés (qu’ils soient français ou internationaux) de façon presque systématique depuis 2005. Pour Jutta Frings, qui avait la même pratique dès la création de la Bundeskunsthalle, en 1992, la contrainte est aujourd’hui de ne plus prendre aucun risque financier. Ainsi, ils produisent des catalogues plus modestes, des petits formats, des guides pour les visiteurs, et collaborent avec d’autres musées ou des revues.
Pour conclure ce panel, Jana Navratil Manent (Flammarion) en a appelé à une union des éditeurs privés et publics pour faire pression sur les détenteurs de droits qui, de son point de vue, augmentent drastiquement les prix depuis plusieurs années et handicapent pour certains la publication d’un livre, et pour d’autres la vente des droits à l’étranger.
Une diffusion internationale s’impose
La dernière table ronde concernait la commercialisation des livres d’art en anglais et réunissait Pierre Samoyault, directeur général d’Interart - structure de diffusion-distribution d’éditeurs internationaux de livres d’art - et Cristina Steingräber, directrice générale des éditons Hatje Cantz.
Sur un marché de niche, qui a tendance à se réduire, il devient presque indispensable d’avoir une diffusion internationale pour avoir une chance de rentabiliser un tirage. La production de livres d’art en anglais s’est donc imposée aux éditeurs. Ainsi Jochen Visscher (Jovis Verlag), l’un des éditeurs allemands présents à cette rencontre, a expliqué qu’avec une production où l’architecture est largement dominante, sa maison cherche à travailler à l’international et publie environ la moitié des ouvrages en anglais ou en bilingue. "Même si les ventes en librairie restent stables de notre point de vue, nous cherchons à diversifier les canaux de distribution."
C’est le cas aussi de la maison Hatje Cantz, qui opère cette stratégie depuis 2005, avec des ventes à l’international en augmentation, représentant 30 à 50% de la totalité. Il faut dire que la maison d’édition est très proactive en la matière et cherche à "élargir sa cible et aborder de nouveaux marchés", comme l’a précisé Christina Steingräber, qui a indiqué quels étaient ses marchés phares : le Japon et l’Amérique Latine pour les régions et l’espagnol et le chinois pour les langues. En France, Hatje Cantz vend désormais plus d’anglais que d’allemand, car le marché s’internationalise, ce qui a été confirmé par Pierre Samoyault.
Selon lui, le marché du livre d’art en anglais en France, restreint par rapport à l’ensemble du marché, n’en demeure pas moins dynamique : 20% des ventes de livres d’art sont des livres en anglais. Cela peut s’expliquer par la diversité et la qualité de l’offre, une distribution étendue et efficace et une clientèle curieuse.
Interart, qui distribue une soixantaine d’éditeurs, a vendu plus de 200 000 volumes en 2014 et reste la seule structure de diffusion-distribution spécialisée dans les arts visuels.
D’autres gros acteurs comme Phaidon ou Taschen vendent des livres en anglais, parallèlement à leur production en français, des distributeurs français ont aussi des éditeurs étrangers à leur catalogue (comme Pollen), et des représentants internationaux visitent les librairies françaises. Enfin une partie des ventes passe par d’autres canaux, tels qu’Amazon ou les grossistes internationaux (Libi, Gardners...).
Réception du livre en anglais
D’après Pierre Samoyault toujours, sur les dix dernières années, la perception du public et des libraires vis-à-vis du livre en anglais a changé, pour passer d’un marché de spécialistes à un public plus large.
Il y a dix ans, beaucoup de librairies générales n’envisageaient pas de vendre un livre en anglais, cette résistance à l’anglais est bien moindre pour les jeunes générations de libraires. Ainsi, pour la première fois, un livre en anglais a figuré dans le classement Livres Hebdo des 50 meilleures ventes de livres d’art : Vivian Maier, Street Photographer chez Powerhouse.
La réception par les média des livres en anglais a aussi évolué. Ils bénéficient des nouveaux média, des blogs, et l’anglais n’est plus un frein pour les magazines. La vente de livres d’art en anglais en France est également portée par la présence croissante d’étrangers. Qu’ils soient touristes d’affaire ou "simples" touristes, ils fréquentent beaucoup les musées, les lieux d’exposition, les sites historiques, dont les librairies, qui continuent d’accorder une place essentielle au livre et ont un large assortiment, représentent encore un tiers des ventes pour Interart.
L’autre canal de vente important pour cette catégorie d’ouvrages est constitué par les librairies généralistes et les grandes surfaces culturelles. C’est sur ce réseau que la part de marché du livre en anglais augmente, a précisé Pierre Samoyault, avant d’ajouter que "ceux qui souffrent le plus de la crise en France sont les librairies spécialisées. Après la fermeture du Moniteur fin 2012, la fermeture de la Hune (juin 2015) fut aussi un choc. Quand une librairie spécialisée ferme, il y a un certain type de livres que l’on y vendait qui ne trouve plus leur public. Cela va de pair avec les changements des habitudes d’achat des professionnels qui trouvent leur documentation ailleurs que dans les livres. Il y a de moins en moins de place pour les ouvrages les plus pointus."
300 sur les 500 clients réguliers d’Interart sont des librairies générales qui comblent la baisse de la production de livres d’art en français avec les publications étrangères. Aujourd’hui, on note une prime à l’originalité conclut Pierre Samoyault qui avant d’être directeur général était directeur commercial de la structure.
À la fin de cette journée, nous avons demandé à des participants ce qu’ils en attendaient.
Pour Ernst J. Wasmuth (Wasmuth Verlag et Wasmuth Buchhandlung), qui connaît bien la France et y vient régulièrement, cela l’intéressait de discuter avec ses homologues, surtout dans des moments où la situation est compliquée. "S’agissant des livres en français, nous sommes toujours confrontés aux mêmes problèmes : hormis l’anglais, les livres en langue étrangère sont difficiles à vendre, et un contact deux fois par an avec les représentants n’est pas suffisant pour être au courant des nouveautés. S’agissant des coéditions, nous en faisons de moins en moins, car elles majorent le prix de vente et que les prix des livres d’art ont tendance à baisser en Allemagne."
Jutta Mielke (Wienand Verlag), de son côté, dit être venue chercher les tendances et les ressentis de ses collègues français et allemands. "La matinée nous a permis de discuter ouvertement des problèmes notamment pour les droits iconographiques. Je suis également venue rencontrer des éditeurs français pour envisager des coopérations. Les musées allemands réalisent de moins en moins de catalogues d’exposition et leur rentabilité économique devient incertaine pour nous. Nous sommes donc obligés d’élargir notre champ d’action et de chercher à distribuer à l’étranger."