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Compte rendu

Rencontre franco-américaine d’éditeurs de BD : une affluence de participants et d’idées

juillet 2015

[26 mai 2015]

L’historique du 9e art dans les deux pays, les différences des marchés, les obstacles et les potentialités pour la cession de droits français, ainsi que l’état du marché et les dernières innovations en matière de numérique dans ce domaine, tel fut le vaste et passionnant programme proposé aux participants.


Les services culturels de l’ambassade de France ont accueilli cette rencontre organisée par le BIEF (avec la collaboration d’Ivanka Hahnenberger), qui réunissait éditeurs français de BD et de romans graphiques et leurs homologues américains, très nombreux, pour trois tables rondes et un après-midi de rencontres individuelles. L’historique du 9e art dans les deux pays, les différences des marchés, les obstacles et les potentialités pour la cession de droits français, ainsi que l’état du marché et les dernières innovations en matière de numérique dans ce domaine, tel fut le vaste et passionnant programme proposé aux participants.

 

La rencontre entre Tintin et les superhéros

Sophie Castille (droits étrangers, Dargaud, Dupuis, Le Lombard / Mediatoon), Étienne Bonnin (droits étrangers, Glénat), Paul Levitz (auteur, enseignant, ancien dirigeant de DC Comics et actuellement administrateur de Boom! Studios) et Karen Green (bibliothécaire chargée du graphic novel à Columbia University) ont remonté le fil de l’histoire au cours d’un premier débat modéré par Jean-Guy Boin.

 

Alors qu’aux États-Unis la BD démarre avec la création des "superherocomics", au même moment en Europe l’avènement de la BD belge est lié à la création de Tintin en 1929, donnant lieu à deux traditions très différentes. À quel moment ces traditions se rencontrent-elles ? Selon Karen Green, un moment phare a été la venue aux États-Unis d’une délégation d’auteurs/artistes de la BD franco-belge en 1972. Surprise de part et d’autre : les Américains découvrent une BD européenne publiée en livre sur du vrai papier et font découvrir de leur côté aux Européens les "fanzines", à l’allure de magazine, publiés par les fans de bandes dessinées, qui mettent en scène pour la première fois Superman, en 1933.

 

La BD franco-belge est introduite aux États-Unis avec la publication en anglais de Heavy Metal (Métal Hurlant) en 1977, "offrant une diversité et un vent de nouveauté", comme le précisera plus tard Calvin Reid. C’est aussi dans ces années que la maison NBM, dirigée par Terry Nantier, commence à publier les stars de la BD franco-belge aux États-Unis, suivi par Toon Books, Fantagraphics et, plus récemment, Mark Siegel avec sa maison First Second. Ici et là, d’autres maisons expérimentent avec la BD en traduction, quelquefois avec succès, comme Pantheon, avec la publication de Persepolis de Marjane Satrapi en 2004, vendu à près d’un million d’exemplaires.

 

Si le chiffre de vente moyen de 3 000 exemplaires est à peu près le même pour une BD en France et aux États-Unis, la perception du genre est différente. En France, Étienne Bonnin a rappelé que la BD – qui représente 12,5% de la production éditoriale contre 3% aux USA – est appréciée comme un genre à part entière, alors qu’aux États-Unis, selon Paul Levitz, elle est toujours largement considérée comme un genre pour enfants ou pour les gens qui n’aiment pas trop lire. Même si on constate une importante évolution des mentalités depuis les années 80, grâce au rôle que joue la BD franco-belge dans le monde, a tempéré Calvin Reid (Publishers Weekly). Contrairement au marché de la fiction, la scène de la BD en France n’est pas imprégnée par la culture américaine, les titres récemment apparus sur la liste des meilleures ventes, comme les Simpson ou Walking Dead, étant peu nombreux, explique Sophie Castille.

 

Dans l’autre sens, pour Paul Levitz, les cessions de droits des auteurs franco-belges vers les États-Unis connaissent des opportunités, à un moment où aux États-Unis la lecture de livres illustrés tend à s’étendre et à se diversifier. De plus en plus de jeunes lisent des BD, des mangas et des romans graphiques. Ils grandiront avec ce genre et créeront un plus grand marché pour adultes. Pour atteindre ce marché, dit-il, il suffit de beaucoup de patience, de persuasion et d’un ou deux livres qui percent vraiment le marché.

 

La bande dessinée franco-belge sur le marché américain : succès, freins, développements et perspectives

Le deuxième panel réunissait les éditeurs Mark Siegel (First Second), Adam Lerner (Lerner Publishing Group/Graphic Universe) et Terry Nantier (NBM Publishing), le libraire Terence Irvins (Kinokuniya Bookshop) et Julie Schapner (présidente de Consortium Distribution) était modéré par Calvin Reid, journaliste au Publishers Weekly.

Calvin Reid a mis en avant le renouveau de la BD aux États-Unis dans les années 80, avec des éditeurs comme Fantagraphics et Drawn and Quaterly. Maus venait juste de paraître, et beaucoup d’autres ouvrages créatifs, mais qui ne trouvaient pas leur place dans le circuit des librairies traditionnelles. Et Diamond n’était pas encore ce qu’il est : le plus gros distributeur de BD et romans graphiques aux États-Unis. Aujourd’hui, l’augmentation du nombre des festivals de BD et les nouvelles formes de conventions (Tcaf à Toronto, par exemple), rassemblant une large variété de publications, en rapport avec une évolution du public et des fans vers une demande au-delà des BD de superhéros, ouvrent de nouvelles perspectives.

 

Pour Terry Nantier (maison NBM créée il y a 40 ans), dont le catalogue accorde une large place à la BD européenne, la BD en langue française semble exercer une véritable influence sur les artistes aux États-Unis. Girl in Dior d’Annie Goetzinger, grand succès de ces derniers mois, est un bon exemple de cet engouement. Toujours du côté des auteurs français, Mark Siegel, qui fêtera l’année prochaine les 10 ans de First Second, "recherche une atmosphère singulière". Le photographe de Didier Lefèvre et Emmanuel Guibert a été un grand succès, avec une invitation de ce dernier sur les plateaux télé. L’enfant cachée de Dauvillier et Lizano en est un autre, grâce à plusieurs prix obtenus. "Nous avons appris à faire un hit avec un auteur étranger, dans un marché qui reste encombré."

 

"Les BD françaises sont merveilleusement bien faites", s’exclame Adam Lerner de Graphic Universe. "Le travail graphique est formidable. Nous travaillons avec huit éditeurs français et un agent. Nous publions beaucoup de non-fiction et recherchons des histoires fortes. Les autofictions marchent bien." Et, en effet, 25% de son catalogue sont des BD françaises, avec parfois une stratégie de vente vers les bibliothèques : "Puisque nous ne sommes pas un pays de grands lecteurs, arriver à intéresser les enfants à la lecture est important." Au départ, Kinokuniya ne proposait que des BD japonaises. Depuis leur installation à Bryant Park, a expliqué Terence Irvins, la librairie s’est diversifiée avec de la littérature, des livres d’art et de la BD franco-européenne. "C’est une histoire d’amour avec la BD depuis trente ans. Et l’Amérique est en train d’apprendre à aimer les différents genres de BD."

 

Malgré tout, comme l’a rappelé Julie Schapner, à la tête de la maison de distribution Consortium, qui distribue des BD d'éditeurs principalement indépendants, les lecteurs ne sont pas toujours conscients quand il s’agit d’une traduction, cela peut être un frein à la vente, ils aiment penser que c’est américain. Un des plus grands succès en la matière a été Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, publié par Arsenal Pulp au Canada, avec 30 000 exemplaires vendus (papier et ebook). L’attribution d’un prix littéraire pour couronner une BD peut être d’une grande aide pour la promotion d’un ouvrage à un public plus diversifié.

 

Pour prospecter et effectuer leurs acquisitions, les éditeurs américains vont à Francfort, Bologne, Angoulême, Comic-Con San Diego et New York. Leur choix peut se faire sur un coup de cœur, mais qui prend en compte les perspectives de vente de l’ouvrage en fonction du sujet, des différences socioculturelles, comme le suggère Mark Siegel. Il reçoit aussi beaucoup de vendeurs de droits pendant toute l’année.

 

La diffusion numérique de la bande dessinée

Le troisième groupe d’intervenants s’est concentré sur les différences entre l’édition numérique de BD en France et aux États-Unis. Fabrice Piault (Livres Hebdo) a dirigé la discussion entre David Steinberger, président et cofondateur de l’entreprise américaine ComiXology, et Claude de Saint-Vincent, directeur général de Média Participations et président de la société de distribution de bandes dessinées numériques Izneo.

Ce dernier a cité trois raisons pour lesquelles le marché de l’édition numérique est beaucoup plus petit et plus lent à se développer en France qu’aux États-Unis : l’omniprésence des librairies physiques en France, l’arrivée tardive du Kindle et la titularité – ou non – des droits numériques pour les titres du fonds. Son entreprise, Izneo, regroupe des éditeurs français qui veulent offrir aux lecteurs de BD une plateforme exhaustive – 12 000 bandes dessinées et mangas, disponibles à travers plusieurs types d’offres d’abonnement et de diffusion – sans être forcés de se soumettre aux diktat de prix et de format des géants du Net comme Apple et Amazon.

 

Pour David Steinberger de ComiXology, travailler avec Amazon (qui a acheté l’entreprise en 2014) lui semble au contraire la meilleure façon d’atteindre un grand public. Première plateforme de bandes dessinées numériques en langue anglaise, elle est connue en particulier pour son innovation technologique "Guided View", qui permet aux lecteurs de lire les bandes dessinées d’une manière aisée et dynamique sur les petits appareils comme l’iPhone. David Steinberger a terminé en soulignant la diversité croissante des lecteurs américains de BD, un groupe traditionnellement composé de jeunes et d’hommes. Cette évolution du lectorat, très souvent citée lors de ces tables rondes, laisse entrevoir parmi d’autres de nouvelles perspectives dans les échanges. Le nombre particulièrement important de participants américains à cette journée BD renforce encore plus cette idée.


Lucinda Karter, Gretchen Schmid et Alice Tassel

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