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Les sciences humaines et sociales au Brésil. Comment elles dialoguent avec la France

mars 2015

Pour Angel Bojadsen, directeur éditorial chez Editora Estação Liberdade, une tradition ancienne, la richesse de l'offre, des acteurs de qualité sont les caractéristiques de ce secteur au Brésil, tout comme sa capacité à produire des best-sellers, notamment à partir de traductions de titres français .


La publication en sciences sociales ou, plus largement, en sciences humaines au Brésil est un secteur de l’industrie éditoriale assez fort et de tradition ancienne. Nous pouvons le constater lors d’une visite au rayon sciences humaines de nos meilleures librairies ; la richesse de leur offre est comparable à celle du même secteur dans des pays aux industries culturelles de plus longue date.

 

Des racines communes

Cette diversité de la production est assurée par un groupe d’éditeurs de grande qualité. À leur origine, deux moments ont été édifiants : d’une part la fondation de l’université de São Paulo, avec bon nombre de professeurs français invités comme Lévi-Strauss, Roger Bastide et Fernand Braudel ; et, d’autre part, la dictature militaire, qui a contribué à ce qu’on se rassemble autour d’un groupe d’éditeurs résistants, qui persistaient à publier les principaux penseurs nationaux et étrangers, malgré la censure omniprésente et autres formes d’intimidation. Une bonne partie des maisons constituées à cette période existe encore de nos jours.

 

Parmi elles, Perspectiva, Brasiliense, Civilização Brasileira, Paz e Terra, Martins Fontes, Jorge Zahar, Duas  Cidades, Contraponto et Boitempo, entre autres, éditent (ou ont édité) prioritairement des sciences humaines. D’autres, comme Companhia das Letras, Cosac Naify, editora34 et Estação Liberdade, proposent des catalogues éclectiques dans lesquels les sciences sociales côtoient à part égale la fiction ou la jeunesse. Quelques maisons se sont spécialisées d’une façon encore plus pointue, comme Pallas et la Fondation Pierre Verger, avec une thématique afro-brésilienne, Malagueta e Mulheres, avec des thématiques féminines, ou Autêntica, C/Arte et Aeroplano, avec des études culturelles et sur l’art.

 

Un secteur qui produit des best-sellers

Il est également important de mentionner les éditions universitaires, même si toutes ne bénéficient pas de la diffusion que mérite l’excellente qualité de leurs catalogues. Cependant, quelquefois nous sommes agréablement surpris de constater une incursion de leurs titres dans les listes des meilleures ventes, comme ce fut le cas pour O horror econômico (L’horreur économique) de Viviane Forrester, paru chez Editora UNESP.

Fréquemment, les auteurs de sciences sociales rivalisent avec des "blocks-busters". Je viens de mentionner un ouvrage comme O horror econômico, c'est aussi le cas de História da Alimentaçao (Histoire de l’alimentation), sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, qui comporte 1 000 pages et en est à sa huitième édition. On peut évoquer aussi les livres de Thomas Piketty qui, depuis la parution de O Capital no século XXI (Le capital au XXIe siècle), caracolent en tête des meilleures ventes dans une maison plutôt habituée aux best-sellers de séries (51 000 exemplaires vendus en cinq mois). Succès aussi pour des auteurs comme Roland Barthes, Jacques Le Goff, Alain Badiou, Jacques Rancière, Paul Ricœur, sans oublier les incontournables Sartre, Foucault, Deleuze et Derrida, tous avec une œuvre très riche.

La psychanalyse française est aussi très bien représentée au Brésil avec Lacan, Laplanche, Pontalis, Élisabeth Roudinesco, Jean Oury, parmi beaucoup d’autres...

 

Aujourd’hui, j’ai vu dans une librairie un rayon consacré à André Comte-Sponville, à côté de Deleuze et Foucault. Emblématique. Plusieurs maisons d’édition ont considéré les auteurs en sciences humaines – qui ont des ventes durables et stables – comme un havre de sécurité alors que l’espace pour ce domaine dans les librairies est un objet de lutte constant. Le principal éditeur de Barthes et Foucault au Brésil m’avait informé qu’il abandonnait définitivement  la publication de littérature, qui  conduisait  à 20 titres publiés pour un seul succès. Cela est valable pour les petites et moyennes maisons d’édition, qui trouvent plus sûr de se retourner vers les sciences humaines – dans l’attente d’éventuels achats du gouvernement à une large échelle.

 

D’une manière plus générale, le créneau des humanités au Brésil est grandement occupé par des succès locaux. Des auteurs comme Laurentino Gomes et Lira Neto ont connu un succès commercial notable, en abordant des thèmes spécifiques de l’histoire brésilienne avec un traitement grand public, et résistent tant bien que mal à la vague de publications des néo-évangélistes. Les chercheurs traditionnels en sciences sociales comme Gilberto Freyre, Celso Furtado, Darcy Ribeiro, Florestan Fernandes, Paulo Freire et Boris Fausto sont toujours très convoités, et certains ont fait l’objet de surenchères entre maisons d’édition. Une vague de nouveaux philosophes ou auteurs d’essais rencontrent également le succès, en se voulant à contre-courant de la pensée traditionnelle de gauche en sciences sociales.

Des penseurs comme Hannah Arendt, Eric Hobsbawm, Slavoj Zizek, Peter Sloterdijk, Giorgio Agamben et Richard Dawkins se vendent fort bien et sont traduits la plupart du temps peu après leur parution à l’étranger.

 

Avec 790 nouveaux titres et 1 481 réimpressions, pour un total de 8 528 612 exemplaires imprimés en sciences humaines et sociales en 2013 (selon les statistiques CBL/ SNEL/Fipe, août 2014), le secteur montre une santé raisonnable. Des programmes d’aide des organismes fédéraux, qui permettent d’obtenir des subventions pour l’impression, sont devenus plus accessibles ces dernières années et peuvent également concerner des éditeurs plus petits.

 

Des éléments de fragilité

Mais il y a des problèmes structurels, comme ceux liés à la distribution, concentrée entre São Paulo et Rio de Janeiro, où se trouvent la plupart des librairies avec un stock conséquent. S’il y a plusieurs villes de 300 000 ou 500 000 habitants sans une seule librairie, dans ces deux métropoles ce ne sera pas difficile de trouver des auteurs mentionnés ci-dessus en portugais, voire en français. Très admiré de la librairie Leonardo da Vinci à Rio de Janeiro, Jean Baudrillard me disait ne pas se souvenir d’une librairie comparable à Paris. Plus tard, même remarque d’Alain Badiou. Leonardo da Vinci est l’une des dernières librairies de style ancien, située dans une interminable galerie semi-souterraine. C’est une espèce en voie de disparition. Aujourd’hui, il faut avoir la capacité d’investissement et de la technologie pour garder pignon sur rue, et les librairies Cultura, Travessa et da Vila se consolident ; ainsi, les librairies locales d’excellence sont destinées à avoir une vocation au-delà des villes d’origine.

 

Un autre facteur structurel, c’est que la profession au Brésil, malgré des progrès, n’a pas encore réussi à obtenir un consensus autour du prix unique du livre. À défaut de lois régulatrices, il existe un accord interprofessionnel, permettant aux éditeurs de fixer les prix, mais la pratique est dévoyée par des concurrents nouveaux venus. Cette réglementation du marché du livre me semble importante pour garder la variété des publications dans le secteur des sciences humaines qui existe encore.

 

Le fait que le Brésil soit un pays de dimension continentale fait donc de la protection des liens les plus fragiles du réseau un défi encore plus grand. Amener des livres aux frontières avec la Bolivie ou la Guyane française est une tâche énorme et impossible sous les seules lois du marché.

 


Angel Bojadsen, traduction Mariana Gomes

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