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"Quadrinhos", la BD made in Brésil : figures libres

mars 2015

Autrefois principalement diffusée dans les kiosques, la bande dessinée brésilienne connait aujourd'hui un nouvel âge d'or. Portrait de ce secteur en plein essor, dans les petites maisons indépendantes ou chez les grands éditeurs.


Une histoire en pointillé

"Bande dessinée" se traduit par "história em quadrinhos" au Brésil, qui signifie "récits dans des petits carrés", bien que ce format ne soit pas la règle. Il y a quinze ans, on ne les trouvait que dans des kiosques. La plupart des gens associent les quadrinhos à des séries enfantines apparues dans les années 1960, comme Turma da Mônica de Mauricio de Sousa ou les récits de Ziraldo. Depuis peu, cependant, même l’univers de Mônica s’est décliné en mangas ou en romans graphiques, dont les scénarios et les styles s’adressent plutôt à un public de "jeunes adultes". En 1969, la revue satirique O Pasquim réunissait des auteurs inspirés par Hara-Kiri, parmi lesquels Ziraldo, Henfil, Luiz Gê, Laerte, et ce sera cette génération qui consolidera les traits d’une vraie BD à la brésilienne : pleine d’humour, subversive et critique, articulée sur de courts récits.

 

Henfil était connu pour des personnages tels que Graúna, un oiseau souffrant de famine, et ne cachait pas sa révolte contre le système politique. Mort en 1988, il continua à être une référence importante, pas seulement pour les amateurs de BD. Luiz Gê, auteur du lyrique Avenida Brasil, participait aussi activement à la scène de la BD. Mais une grave crise dans les années 1990 étouffa le marché éditorial, et lui comme tant d’autres sont partis ailleurs ou faire quelque chose d’autre.

 

Le renouveau du genre

Comme le déclarait Rafael Coutinho*, auteur de Cachalot, avec le romancier Daniel Galera (publié au Brésil chez Cia das Letras et en France chez Cambourakis) : "Le marché brésilien de la BD est encore très réduit par rapport à la France, mais nous vivons une époque d’essor, un nouvel âge d’or (le premier était dans les années 1980, lorsque la bande dessinée d’auteur pour adultes a explosé pour la première fois)."

Son père, Laerte, a joué un rôle fondamental dans cette dynamique. Avec Angeli et Glauco, créateurs de personnages anarchistes et pleins d’autodérision dans les années 1980, ils survécurent à la crise en publiant dans des journaux. Mais l’époque où leurs personnages commençaient à trouver leur place dans des livres, vers 2005, marque aussi celle où Laerte opte pour des récits plutôt saugrenus. Muchacha (Cia das Letras, 2010) est le feuilleton graphique autour d’une vedette travestie de la télé des années 1950, dont la publication coïncide avec le moment où l’auteur devenait une importante activiste transgenre.

 

Coutinho, les jumeaux Fábio Moon et Gabriel Ba et André Diniz (Photo de la favela, Les Ronds dans l’O) sont venus en 2012 pour le Festival d’Angoulême avec le soutien de la Fondation Bibliothèque Nationale brésilienne, lançant les tout premiers romans graphiques brésiliens traduits en France. La BD franco-belge a participé aussi de cette remontée de la scène éditoriale : Lucky Luke (Zarabatana), Tintin (Companhia das Letras), Astérix (Record), Mœbius et Pratt (Nemo) ressurgissent in terra brasilis après une vingtaine d’années. Jamais avant dans l’histoire de ce pays on avait vu telle vigueur.

 

Une scène indépendante en grande forme

Le marché de la BD n’aurait pu se consolider sans les aides gouvernementales à la publication, qui eurent un rôle capital pour l’animer. Néanmoins, c’est l’autoédition qui est à la tête de ce renouveau. C’est de cette façon que Moon et Gabriel Bá ont entrepris leur ouvrage primé par la suite, Daytripper (Urban Comics), et qu’ils continuent à participer à des petits festivals du vaste Brésil. De plus en plus, ce sont des lecteurs qui collaborent au financement des projets, sous la forme de crowdfundings. Guilherme Kroll, de Balão Editorial, explique que la plupart des auteurs du catalogue ont débuté par leurs propres moyens. La maison Zarabatana, surgie au tout début de ce renouveau, avait pour but de publier des étrangers alors méconnus, mais aussi les zombies du Sertão de Danilo Beyruth, les strips mélancoliques de Fabio Zimbres. Pour son éditeur, Claudio Martini, la diffusion et la distribution sont les plus grandes entraves au développement de l’édition de BD. Internet et les foires spécialisées représentent le gros des ventes pour la grande majorité des microéditeurs, des collectifs d’artistes et des auteurs prenant la voie de l’autoédition.

 

Sur un autre versant, Lourenço Mutarelli, Flávio Colin, Lélis, Marcelo d’Salete, parmi d’autres, ont recherché leur identité artistique en mélangeant un langage à la fois universel et typiquement brésilien. Leurs récits explorent le polar, l’aventure, le lyrisme, la culture noire. Copacabana (Warum), de Lobo et Odyr, raconte les bas-fonds de la ville de Rio de Janeiro, "loin du cliché", selon leur éditeur français, Wandrille Leroy.

 

Grandes maisons recherchent BD

S. Lobo débuta en tant qu’éditeur au tout commencement de ce renouveau en 2003. D’un magazine distribué dans des concerts MOSH!, il est passé aux grands tirages chez Desiderata et Barba Negra. Il voit avec optimisme les prochaines années, et il n’a

probablement pas tort : de grands éditeurs incitent à des adaptations des classiques de la littérature brésilienne, comme celles d’Escrava Isaura (L’esclave Isaura) de Bernardo Guimarães, par Eloar Guazzelli, et de O Quinze (L’année de la grande sécheresse) de Rachel de Queiros, par Shiko (Ática). Guazzelli a aussi adapté Kaputt, de Malaparte (Martins Fontes), Grande Sertão Veredas, de Guimarães Rosa (Biblioteca Azul), ce dernier avec l’illustrateur Rodrigo Rosa. Marcello Quintanilha, après avoir longtemps travaillé à l’étranger, publie au Brésil son album Mes chers samedis (Ça et Là) en 2012 et Tungstène, son premier roman graphique, est sorti l’année dernière. Cachalot, de Coutinho et Galera, a été produit dans le cadre d’un projet rassemblant des écrivains et des dessinateurs.

Et ces mêmes grands éditeurs traduisent un nombre signifitif d’ouvrages de BD de langue française vers le portugais brésilien, dans un panorama liant la tradition et la recherche esthétique : Marjane Satrapi (Cia das Letras), David B. (Conrad, Barba Negra), Blanquet (A Bolha), Winchluss (Globo), Julie Maroh (Martin Fontes), Lewis Trondheim (Marca de Fantasia). Le Programme d’aide à la traduction du Bureau du livre français a été essentiel dans ce projet, appuyant des auteurs parfois peu ou pas du tout connus.

 

Dans les librairies, le lecteur de BD cherche de la diversité, et notamment une BD réalisée par des femmes, comme par exemple Paula Mastroberti, auteur ayant publié ce long récit qu’est Adormecida (8inverso). En 2014, un important journal consacre une rubrique à la BD faite pour des femmes, des auteures ont organisé leur propre festival. Cette année, le traditionnel Festival international des Quadrinhos à Belo Horizonte aura comme commissaire l’auteure Ana Luiza Koehler. Peut-être que le passage au féminin marque une nouvelle étape de ce renouvellement toujours en mouvement.

 

 

* Extrait de l’entretien accordé au magazine en ligne Mondomix, mars 2013.


Maria Clara Carneiro, éditrice et traductrice de BD

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