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Compte rendu

Séminaire des libraires francophones d'Europe du Sud à Madrid : paysage de librairies par temps de crise…

juillet 2014

[1er-2 juin 2014]
Treize libraires diffusant le livre français en Espagne, en Grèce, en Italie et au Portugal étaient réunis à Madrid, à l’initiative du BIEF et du Cnl et en partenariat avec l’Institut français et l’AILF. Cette rencontre, qui se tenait au sein de la médiathèque de l’Institut français faisait suite à un premier séminaire organisé en octobre 2013 à Berlin, avec des libraires francophones d'Europe du nord.


Treize libraires diffusant le livre français en Espagne, en Grèce, en Italie et au Portugal étaient réunis à Madrid, à l’initiative du BIEF et du Cnl et en partenariat avec l’Institut français et l’AILF. Cette rencontre, qui se tenait au sein de la médiathèque de l’Institut français (et alors même que le roi Juan Carlos annonçait le 2 juin son abdication, moment vécu en direct par les participants), faisait suite à un premier séminaire organisé en octobre 2013 à Berlin et qui avait concerné les libraires francophones implantés en Europe du nord.

 

Entre témoignages et manifestes

Sur les deux rencontres, ce sont donc 27 libraires qui auront pu témoigner sur leur métier et dessiner un état des lieux de la librairie française ou francophone en Europe. Les chiffres le disent, aussi bien ceux des statistiques de la Centrale de l’édition (qui font état d’une baisse plus ou moins forte des exportations de livres français dans nombre de pays européens et plus encore dans les pays d’Europe méditerranéenne) que ceux des ventes enregistrées par les libraires eux-mêmes : le marché du livre français en Europe est à la peine, même si les situations sont contrastées. À Madrid, les participants ont bien fait état d’un recul de la francophonie (en Italie comme en Grèce, en Espagne ou au Portugal, le français a cessé depuis longtemps d’être enseigné comme première langue et les effets en sont aujourd’hui manifestes) et du vieillissement des lecteurs francophones. Frédéric Duarte, de la Nouvelle librairie française à Lisbonne, constate ainsi que la moyenne d’âge de sa clientèle se situe désormais au-delà des 45 ans. Bianca Torricelli, qui dirige la librairie française de Florence, souligne une même évolution, dans une ville de "tradition de culture, d’édition et de librairie mais dont l’influence anglophone l’emporte de beaucoup sur la francophonie".

 

Mais à la crainte de ce déclin a succédé une image bien plus stimulante, à travers la richesse des témoignages de chaque participant, accompagnés d’une projection photo de leurs librairies incroyablement fournies en livres. Celle d’une librairie inventive, combative et qui veut réaffirmer son rôle dans un paysage profondément marqué par les effets de la crise économique. La brutalité de cette crise est encore très présente à l’esprit de tous. En Grèce, en Espagne et au Portugal, les libraires témoignent de son impact sur l’activité, mais ils en soulignent plus encore les bouleversements sur leur environnement. Antoine Priovolos, de la librairie athénienne Le Livre ouvert, a ainsi évoqué la disparition d’enseignes qui avaient marqué les années 1990 et 2000, la Fnac ou Elefteroudakis en tête. Au Portugal, la guerre que se sont livrée les grandes surfaces a, de l’aveu de Sofia Afonso de la librairie Centisima (située à Braga au nord du pays), "viré au jeu de massacre que des années de déréglementation puis la crise ont amplifié, en affectant au passage mais durablement toute la chaîne du livre".

 

Mais la crise est également celle du secteur culturel, marqué par le désengagement de l’État et "le peu de cas que les pouvoirs publics accordent encore à la culture", comme l’a affirmé Mireya Valencia de la librairie La Central à Barcelone avec l’exemple de la baisse considérable des crédits accordés pour la lecture publique. La crise est aussi venue fragiliser les différents dispositifs dont s’étaient dotés les États à partir du modèle de la loi Lang et qui concernent la fixation du prix de vente des livres.

 

On le sait, en Grèce, l’assouplissement de la loi est "inspirée" par les autorités européennes et/ou financières (la Troïka), mais en Italie ou en Espagne, les libraires soulignent qu’elle peut être aussi le fait de professionnels du livre, lesquels savent pouvoir jouer sur les marges de manœuvre qu’autorisent les textes en vigueur (qu’il s’agisse des niveaux de remise possibles, plus importants qu’en France, ou des délais d’application du prix fixe pour les nouveautés) pour adopter des stratégies de "discount" rendues plus agressives par la crise. Bien sûr, les libraires qui importent le livre français ne sont pas tenus par ces dispositifs. Mais, fait remarquable, les libraires présents ont semblé relier leur "identité de librairie francophone" à l’affirmation des valeurs comme le respect de la chaîne du livre, du prix fixe ou du droit d’auteur. Comme si, au-delà de vendre des livres français, il importait pour chacun, à travers son appartenance au réseau des libraires francophones, de rappeler son attachement au respect de ces principes dans son propre pays.

 

Sans doute bien plus qu’à Berlin pour les libraires d’Europe du Nord, la rencontre de Madrid a permis d’aller plus loin dans l’affirmation d’une identité revendiquée autour du concept de librairie francophone. L’agrément mis en place par le Cnl "librairie francophone de référence", tout comme l’adhésion à la charte de la librairie francophone proposée par l’AILF, jouent ici à plein leur rôle comme l’ont affirmé tour à tour Natacha Kubiak pour le Cnl et Sylviane Friederich pour l’AILF.

Des soutiens en forme de "manifeste pour une librairie professionnelle" et qui rappellent aussi les fondamentaux du métier : le conseil et le service, le lieu et l’espace et bien entendu le livre et le client. Sur tous ces points, le séminaire a été l’occasion de nombreux débats… et de propositions concrètes.

 

Ainsi, il a d’abord été question des clientèles, et pour commencer des clientèles "institutionnelles", sans lesquelles la plupart des librairies françaises à l’étranger ne sauraient subsister. Ces marchés que sont les lycées français, les alliances, les instituts français, mais encore les bibliothèques universitaires, les bibliothèques de lecture publique, les écoles privées de langue, etc., imposent des enveloppes budgétaires (et parfois aussi de délais) qui rendent les librairies françaises à l’étranger difficilement compétitives. Celles-ci sont aujourd’hui pénalisées face à la concurrence des grossistes (les sociétés de vente à l’export, la SFL), mais parfois même des libraires français, "sans parler de la concurrence des associations de parents d’élèves", comme l’a rappelé Rafi Hanifa de la librairie Franol de Madrid, "et bien entendu d’Amazon".

 

Certes, les libraires à l’étranger ne pourront jamais disposer des mêmes armes, mais ils ont pour atout "la connaissance du terrain et le lien privilégié avec leurs clientèles, dont bien entendu les acteurs institutionnels". La présence tout au long du séminaire de Guillaume Juin, responsable du Bureau du livre à Madrid, a permis de souligner l’importance des relations de confiance entre l’Institut français, premier acteur "institutionnel" s’il en est, et les libraires. Et ce grâce à un travail tout au long de l’année, comme les dizaines de rencontres qui se tiennent au sein de l’Institut ou en dehors, et qui sont à chaque fois l’occasion d’associer les libraires, pouvant être à l’initiative eux-mêmes de l’invitation d’un auteur traduit. Mais c’est évidemment à travers les crédits d’achat que le Bureau du livre, mais aussi les différents Instituts français en Espagne affirment leur soutien au réseau des librairies françaises en Espagne. Par le jeu des commandes de livres passées auprès des libraires mais aussi en achetant directement dans les librairies. Pour autant, Guillaume Juin a rappelé la nécessité de tenir compte des usages des médiathécaires attachés à passer leur commande selon des procédures et auprès de circuits bien ancrés dans les habitudes.

 

Les libraires savent par ailleurs que cette coopération tient beaucoup à la personnalité et à la volonté des équipes en place. "Les démarcher et les convaincre est un travail de plusieurs années", comme en témoigne Frédéric Duarte, directeur de la Nouvelle librairie française à Lisbonne, située dans l’enceinte même de l’Institut français. Et d’en appeler aussi comme ses confrères à la mise en place d’un cadre plus "sécurisant". Si les Services culturels, les Instituts français, les Postes sont depuis plusieurs années sensibilisés à la nécessité de soutenir le réseau des librairies françaises à l’étranger, l’idée fait aujourd’hui son chemin d’une convention de partenariat entre un libraire et par exemple l’Institut français sur place. Cette idée exposée en octobre dernier par Sidonie Mezaize, auparavant chargée du Bureau du livre à Bucarest et qui y dirige aujourd’hui la librairie Kyralina, a été présentée à Madrid et discutée dans ses grandes lignes (notamment pour préciser les différents termes de cette convention). Il s’agirait d’un contrat type dont pourraient ainsi s’inspirer un libraire et son partenaire institutionnel afin d’établir une collaboration mutuelle avec un engagement dans le temps. Le projet va maintenant circuler au sein du réseau pour être débattu et enrichi, l’AILF pour sa part se proposant de le suivre et d’accompagner les éventuelles négociations avec les instituts français.

 

Un travail sur le terrain et qui rappelle aussi celui mené par Anaïs Massola, libraire à Paris (Le Rideau rouge), membre de l’AILF et qui, pour le compte de celle-ci, avait réuni à Saragosse en 2013 les libraires espagnols, avec l’aide déjà du Bureau du livre de l’Institut français, illustration au passage d’une collaboration fructueuse entre les différents acteurs.

 

Sur l’épineuse question des prix de vente, autant le séminaire de Berlin avait fait ressortir de grandes disparités dans les prix pratiqués au nord de l’Europe, autant les libraires présents à Madrid ont semblé avoir des pratiques relativement homogènes. Par ailleurs, pour deux mêmes titres - Peste et Choléra de Patrick Deville au Seuil et L’Étranger d'Albert Camus chez Folio -, les écarts de prix avec ceux pratiqués en France sont de l’ordre de 10 à 20% pour le livre de Patrick Deville, Peste et Choléra, alors qu’ils pouvaient atteindre au nord plus de 30% (au Royaume-Uni ou en Autriche) voire 50% d’écart, comme au Danemark. Il est vrai aussi que les disparités entre les niveaux de TVA dans l’Europe du Nord demeurent beaucoup plus importantes qu’au sud de l’Europe (1,2% en Italie, 4% en Espagne, 6% au Portugal et 6,5% en Grèce). Les libraires se sont montrés plus sensibles aux problèmes liés à la livraison. Obtenir de leurs fournisseurs une meilleure garantie sur ces délais, mieux maîtriser les délais de transport, mais aussi disposer d’une meilleure information pour pouvoir mieux renseigner leurs clients, telles sont les préoccupations auxquelles Olivier Aristide, directeur de la Centrale de l’édition, a pu répondre de manière concrète après avoir exposé les missions de la Centrale en direction des libraires francophones.

 

L’Europe des uns fait l’Europe des autres

La dernière partie du séminaire a été consacrée à la présentation du projet de "fonds européen en librairie". Après leurs confrères du Nord, les libraires méditerranéens se sont emparés avec enthousiasme de cette initiative et ont contribué à en préciser les lignes. L’objectif est de fédérer ce réseau de librairies francophones en Europe autour d’une proposition mettant au cœur le livre, l’Europe et la culture, "dont l’absence aujourd’hui est pourtant manifeste dans le débat européen", comme l’a souligné avec force Philippe Goffe, de la librairie Graffiti à Waterloo, à l’origine du projet.

 

Quel est-il ? Chacun des libraires se voit confier le soin d’établir une liste d’une trentaine de titres et d’auteurs du pays représentatifs de l’idée européenne et de sa culture. L’ensemble des sélections sera ensuite réuni dans un catalogue dans lequel chaque libraire pourra ensuite puiser pour offrir dans sa librairie un assortiment, une vitrine, une table mettant en scène cette idée d’Europe à travers ses littératures et ses auteurs. Où, par exemple pour Bianca Torricelli à Florence, l’on retrouverait Dante et Pétrarque aux côtés d’Umberto Eco et d’Hugo Pratt ! Pour aider les libraires à constituer leur stock "européen", le Cnl a d’ailleurs annoncé le concours de l’aide qu’il propose aux libraires francophones pour la diversification de leur fonds.

 

Rendez-vous pris en 2015 pour une présentation de ce "catalogue européen", pourquoi pas au Salon du livre de Paris et en présence des libraires francophones d’Europe.


Pierre Myszkowski

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