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La librairie en Argentine : évolution et perspectives

mars 2014

À la différence d’autres pays du continent, l’Argentine dispose d’une série d’avantages non négligeables : un très bon réseau de librairies réparties à travers le pays ; un degré de concentration encore "tolérable", qui permet la prolifération de librairies de création.

L’industrie éditoriale argentine a une longue tradition professionnelle, ce qui lui a permis de devenir l’un des pôles les plus influents dans le monde du livre en langue espagnole au cours du XXe siècle. Néanmoins, la librairie argentine, comme le reste de la chaîne du livre, a subi les crises économiques

cycliques et l’étouffement culturel décrété par les différentes dictatures militaires qui ont dominé l’histoire du pays au XXe siècle.

 

Le retour à la vie démocratique en 1983 a permis le début de la reconstruction, mais les transformations économiques des années 1990, entraînant l’appauvrissement généralisé des classes moyennes et populaires, ont fortement frappé le circuit du livre. En ce qui concerne la librairie, les ventes ont fortement baissé. Sont apparues les grandes chaînes de librairies et les grandes surfaces, à coté d’un marché florissant de livres soldés, pour la plupart des excédents de la production éditoriale espagnole qui cherchaient une nouvelle chance de rentabilité en Amérique latine. Pour se maintenir, la plupart des librairies ont essayé d’attirer un public plus large que celui traditionnellement lié au monde de la culture.

 

Elles ont transformé leur aménagement. Dans les années 1980, les librairies argentines avaient encore un comptoir de vente à l’entrée, et le libraire allait chercher le livre que le lecteur – qui connaissait bien les auteurs et les maisons d’édition – lui demandait. C’était un modèle qui marchait très bien avec les classes moyennes cultivées de Buenos Aires et des grandes villes du pays, mais intimidait le grand public. Par ailleurs, les anciens kiosques de livres des éditions Eudeba (les éditions de l’université de Buenos Aires), qui avaient contribué à la démocratisation du livre dans les années 1970, n’existaient presque plus. Vers la fin des années 1980, la librairie Gandhi du Mexique, conçue comme un centre culturel, installe une filiale en Argentine, et les librairies sur le même modèle vont se multiplier. Puis, ce sera le temps des chaînes de libraires, les "librairies de shopping", sur le modèle américain de Barnes & Noble, qui se sont installées dans les grands centres commerciaux de l’Argentine des années 1990.

 

L’augmentation du volume des nouveautés et l’accélération  de la rotation sont les deux autres évolutions de la librairie argentine, qui accompagnent la logique du marché éditorial qui s’est concentré très rapidement entre quelques mains. Une bonne dizaine de maisons produisent un fort pourcentage des nouveautés et environ 50% des ventes sont réparties entre deux chaînes de librairies (Yenny-El Ateneo et Cúspide), le reste constituant le chiffre d’affaires d’environ 800 petites librairies situées à Buenos Aires et dans le reste du pays. Face à cette logique d’uniformisation, les petites librairies et les éditeurs indépendants essayent depuis quelques années de se regrouper autour d’une même conception du livre, difficile à tenir en face de la pression des grands groupes d’édition et de l’exigence des éditeurs espagnols, qui proposent souvent des ventes en ferme.

 

À la différence d’autres pays du continent, l’Argentine dispose d’une série d’avantages non négligeables : un très bon réseau de librairies réparties à travers le pays ; un degré de concentration encore "tolérable", qui permet la prolifération de librairies de création, dont beaucoup spécialisées dans des thématiques très différentes ; les pourcentages de lecteurs sont raisonnables et une partie de ceux-ci est nourrie en permanence par l’expansion de l’éducation universitaire publique et gratuite. En 2001, la loi sur le prix unique du livre, votée à l’Assemblée nationale, a été l’une des clés pour garantir la diversité des librairies, échapper aux pratiques de concurrence autour du prix et favoriser l’accès égalitaire à l’offre éditoriale. Néanmoins, il s’agit d’une loi qui ne réglemente pas encore les remises, ce qui produit un grand écart entre les chaînes et les librairies de création.

 

Le marché du livre numérique est encore très embryonnaire en Argentine, ainsi que dans le reste de l’Amérique latine. Néanmoins, le débarquement potentiel d’un modèle du type "googamap" (Google- Amazon-Apple) pour la commercialisation des "contenus numériques" – ou même le fort probable développement de la vente de livres papier en ligne (ce qui a déjà été initié, surtout par les grandes chaînes de librairies ces dernières années) – pourrait aboutir à une transformation de la commercialisation du livre dans notre pays. Dans ce dernier domaine, la discussion sur le risque pour les libraires de devenir des fournisseurs de données (ordonnées, interprétées, diffusées et commercialisées avec des critères strictement marchands) est toujours d’actualité. Reste à savoir si le seul effort individuel de libraires pourra aider la librairie argentine dans ce nouveau contexte. Un contexte global dans lequel se joue l’autonomie intellectuelle et culturelle des lecteurs.


Heber Ostroviesky

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