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Les sciences humaines et sociales françaises en Argentine. Par Gustavo Sorá, Alejandro Dujovne, Heber Ostroviesky

mars 2014

La parole française, importée et lue en langue originale ou en traduction, traverse toute l’histoire culturelle de l’Argentine et confère à la France et à la culture française une place de choix. Malgré une forte présence anglo-saxonne, la France continue à exercer une influence significative dans des domaines tels que les sciences humaines et sociales.

La parole française imprimée, importée et lue en langue originale ou en traduction traverse toute l’histoire culturelle de l’Argentine et confère à la France et à la culture française une place de choix. Malgré une forte présence anglo-saxonne, la France continue à exercer une influence significative dans des domaines tels que les sciences humaines et sociales, dont l’une des manifestations les plus concrètes et pérennes est la traduction de livres. Du fait de l’hégémonie linguistique de l’espagnol en Amérique latine et de son rôle de pivot, l’édition argentine est devenue un vecteur central dans la diffusion d’auteurs français de SHS à l’échelle ibéro-américaine.

 

Au cours de l’année 2013, nous avons réalisé une enquête sur la présence des traductions du français vers l’espagnol des ouvrages de SHS en Argentine, à partir d’un corpus d’environ 2 000 ouvrages, en la replaçant dans le contexte du reste du monde hispanophone*. Un point central à considérer quand nous regardons de près l’édition en Argentine est la complémentarité relative dans l’espace éditorial en langue espagnole. Relative car, quand bien même la langue espagnole fonctionne comme terreau commun des divers marchés nationaux, la géographie de cette langue s’organise à plusieurs niveaux : autour de trois pôles principaux, Espagne, Mexique et Argentine, puis autour de centres secondaires comme la Colombie et le Chili, et enfin sur un ensemble hétérogène composé par le reste des pays latino-américains.

 

Dans la production éditoriale en Argentine, les SHS occupent une part significative. En 2012, sur une production totale de plus de 26 000 titres, elles venaient en deuxième place avec 18% des titres publiés**, juste derrière la fiction, qui représentait 26% du total. Nous avons pu également constater l’arrivée dans ce domaine d’éditeurs d’un nouveau genre : les éditeurs institutionnels entretenant des relations privilégiées avec le monde académique. Ce mouvement est encore embryonnaire, fortement lié aux évolutions de l’université et de la recherche au cours des dernières années dans notre pays. Néanmoins, les maisons des universités de Buenos Aires, Villa María, Córdoba, Quilmes, San Martín, General Sarmiento et Litoral, entre autres, manifestent déjà une ouverture croissante vers la traduction.

 

Dans l’univers des maisons privées, la majeure partie des traductions en SHS se concentre entre quelques maisons, puis des éditeurs périphériques qui n’ont publié qu’un nombre plus limité de traductions (du fait de l’orientation de leurs catalogues ou de leurs capacités matérielles et économiques restreintes) tendent à se multiplier. Néanmoins, il semble que toutes ces maisons ne misent ni sur les ventes à rotation rapide ni sur la quête du plus grand public. Les tirages moyens oscillent entre 1 000  et 2 500 exemplaires. La langue d’origine de ces traductions est d’abord l’anglais (50% des traductions chaque année), suivi par le français, qui a oscillé entre 12% et 18% des traductions de 1990 à nos jours. Il faut souligner ici le rôle essentiel que joue depuis 1984 le PAP Victoria Ocampo, qui a soutenu la traduction de plus de 700 ouvrages français, dont une grande partie de SHS.

 

À partir de 2003, l’augmentation du nombre de titres traduits du français paraît concomitante avec celle du nombre d’éditeurs investis dans la  traduction. Néanmoins, la plupart des traductions du français ont été, et continuent à être impulsées par un nombre restreint de maisons d’édition. Certaines d’entre elles ont une présence constante et de nouvelles maisons ont fait leur apparition. Dix maisons d’édition totalisaient près de deux tiers (63%) de l’ensemble des traductions entre 1990 et 1994, cette part se réduisant à 43% dans les cinq dernières années. Nueva Visión et Paidós sont en tête pendant toute la période, suivies par Amorrortu, Fondo de Cultura Económica Argentina et Manantial, des maisons qui ont pris une part importante mais variable dans cette importation, selon les moments. Dans la décennie 2000, une série de nouvelles structures apparaissent, dont Siglo XXI Editores de Argentina, Libros del Zorzal, Katz, El Cuenco de Plata, Prometeo et Capital Intelectual.

 

En ce qui concerne les tendances des traductions, il y a les grandes figures de la pensée française des 30 dernières années qui sont lues et traduites en Argentine, au croisement de la tradition européenne et anglo-saxonne. Nous parlons de Bourdieu, Derrida, Foucault, Deleuze, Debord, Lyotard, Morin, Baudrillard, Ricœur, Augé, Touraine ; plus récemment Badiou, Rancière ou même Lahire, Castells, Wacquant et Onfray, entre autres. La philosophie, l’histoire, la psychanalyse et la sociologie sont les disciplines le plus traduites au cours de la période. Nous constatons également un intérêt plus récent pour les neurosciences, l’histoire intellectuelle (et les biographies comme celles de François Dosse et Benoît Peeters), l’histoire conceptuelle du politique (Rosanvallon), la sociologie des sciences et des nouvelles technologies (Bruno Latour), la sociologie de l’éducation (François Dubet), les nouvelles tendances de la psychanalyse lacanienne, ainsi que les enjeux écologiques et énergétiques.

L’édition en Argentine a évolué en fonction des aléas politiques des trois centres principaux de l’édition en espagnol. Les crises économiques et/ou politiques dans ces pays ont forgé les caractéristiques de notre monde éditorial. Jusqu’aux années 1970, le lecteur privilégié des SHS était l’universitaire, mais également le militant ou le citoyen intéressé par la politique. Ce cycle a été abruptement cassé par la dernière dictature militaire, entre 1976 et 1983.

 

Nous assistons donc maintenant à une reconfiguration du lecteur de SHS, chercheur ou universitaire presque exclusivement. Néanmoins, avec l’amélioration des budgets de l’éducation universitaire et la création de nouvelles universités les dix dernières années, ainsi qu’avec la construction de réseaux franco-argentins de recherche, nous assistons à la création d’un terreau fertile pour le renouvellement des échanges.

 

La place de la pensée française comme source des imaginations culturelles en Argentine n’est pas garantie per se. Il s’agit du produit d’un travail humain permanent d’intellectuels, d’auteurs, de traducteurs, d’éditeurs, de responsables de droits, qui renforcent et transforment ce flux de traductions dans le cadre de leurs positions et projets. Ce pays de l’extrême sud, où l’universel peut également se rendre visible, ouvre ainsi un ensemble de possibilités inédites.

 

Gustavo Sorá (chercheur au Conseil national des Recherches scientifiques de l’Argentine et à l’Universidad Nacional de Córdoba), Alejandro  Dujovne (chercheur au Conseil national des Recherches scientifiques de l’Argentine et à l’Institut de Développement économique et social), Heber Ostroviesky (enseignant-chercheur à l’Institut du Développement humain de l’Universidad Nacional de General Sarmiento et éditeur de la maison d’édition Futuro Anterior).


Gustavo Sorá, Alejandro Dujovne, Heber Ostroviesky

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