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L’édition de la littérature argentine en France : une discussion infinie

mars 2014

L’édition de la littérature argentine en France est une œuvre, non pas anonyme, mais bien collective. Une bibliothèque où le lecteur pourra, pour longtemps encore, et sans doute infiniment, se perdre.
Par Gersende Camenen, Maître de conférence à l’Université François Rabelais de Tours.

La publication, en 1951, aux éditions Gallimard de Fictions de Jorge Luis Borges inaugure la collection "La Croix du Sud", fondée par Roger Caillois, et ouvre une nouvelle étape de l’histoire de l’édition en France de la littérature argentine. Revenant sur cet événement éditorial, Borges dira, des années plus tard : "Avant d’être publié en français, j’étais à peu près complètement inconnu - non seulement à l’étranger mais même chez moi à Buenos Aires".

 

L’apparent hommage de Borges à l’édition française est, comme toujours, une arme à double détente. Ne nous y trompons pas : l’ironie est perceptible chez un auteur dont la francophilie est, quand elle se montre, toujours polémique. Cette déclaration, en apparence anodine, est assurément un règlement de comptes avec la critique argentine : en 1951, Borges est tout sauf un inconnu dans son pays. Mais elle est aussi, de ce côté de l’Atlantique, un véritable partage des eaux, car elle refonde durablement les relations de l’Argentine avec la tradition européenne ici représentée par l’édition française.

 

Il y a donc, sur ce plan, un avant Borges. Celui de la génération d’écrivains romantiques puis modernistes qui, tout au long du XIXe siècle, voient dans la France une seconde patrie littéraire et intellectuelle. Il s’agit, pour les premiers, d’abreuver leur jeune nation à peine émancipée de l’Espagne, aux sources de la modernité. C’est l’Europe, et la France, de la "civilisation" de laquelle il faut s’imprégner pour se protéger de la "barbarie" du continent américain, selon la célèbre et non moins polémique dichotomie que formule Sarmiento dans son essai fondateur Facundo (1845). Pour les poètes modernistes, dont Leopoldo Lugones, Paris est, au tournant du siècle, la capitale du monde littéraire et donc la promesse d’une littérature latino-américaine véritablement autonome car, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, cosmopolite.

 

Borges semble prolonger l’attitude moderniste envers la France pour, en réalité, mieux la dépasser. Il ne s’agit pas de se féliciter d’un quelconque adoubement mais, au contraire, de revendiquer, comme il le fit dès 1932 dans "L’écrivain argentin et la tradition" (Discussion, Gallimard, 1966), pour tout Argentin le droit de se réclamer de toute la littérature occidentale sans pour autant renoncer à ce qu’il a de caractéristique.

 

L’irrévérence de Borges est salutaire et fondatrice. Elle libère les écrivains argentins d’une tutelle pesante et jette les bases d’un possible dialogue avec la France. C’est à ce dialogue qu’ont travaillé – et continuent de travailler – de grands lecteurs.

 

Figures de la transmission en France

Dès la fin du XIXe siècle, les écrivains argentins ont pu compter pour la diffusion de leurs œuvres en France sur la curiosité et la passion d’intellectuels, écrivains et critiques. Le rôle de ces passeurs est décisif dès les années 20 et jusque dans les années 50, lorsque s’organise la publication de la littérature argentine. L’histoire de son édition en France s’écrit dans ces liens d’amitié et de reconnaissance tissés au fil des lectures et des voyages. Parmi ces figures discrètes se détachent celles de Valéry Larbaud et de Roger Caillois.

 

La diffusion des œuvres argentines doit beaucoup à la générosité du lecteur avide et du traducteur avisé que fut Valéry Larbaud. Ami de Ricardo Güiraldes, dont le roman Don Segundo Sombra (1926), œuvre de maturité célébrant l’identité argentine, reçut un accueil favorable dès sa traduction en 1932, connaisseur des avant-gardes portègnes, introducteur dès 1925 du jeune Borges auprès des intellectuels français, Larbaud participe activement à la  prise de conscience, en France, de la littérature argentine comme un tout, doté d’une expression propre et nouvelle et non comme une série de cas isolés, plus ou moins rattachés à l’Espagne.

Quelques années plus tard, Roger Caillois mène le même travail de diffusion. Sa rencontre en 1939 avec Victoria Ocampo, fondatrice de la revue Sur, donne une nouvelle impulsion à l’édition d’auteurs  argentins en France, dont le mouvement est dès lors continu et n’a cessé jusqu’à aujourd’hui. À Buenos Aires, Caillois publie Les Lettres Françaises, tribune des écrivains de la France Libre, dans laquelle il fait également paraître la première traduction d’une nouvelle de Borges. Son retour à la fin de la guerre et la fondation de la collection "La Croix du Sud" ouvrent une nouvelle étape dans la circulation en France de la littérature argentine. Elle s’inscrit dans le prolongement de l’expérience éditoriale et intellectuelle de Buenos Aires.

 

À la même époque, d’autres maisons d’édition publient des classiques de la littérature argentine. Le chef d’œuvre de la littérature "gauchesque", Martín Fierro (1872-1879), épopée fondatrice de la modernité argentine, est traduit par Paul Verdevoye pour les éditions Nagel (1955), tandis que paraît en 1952 chez  Robert Laffont L’invention de Morel (1940) d’Adolfo Bioy Casares, classique du genre fantastique, essentiel dans le Río de la Plata. Au cours de cette période fondatrice, se mettent ainsi en place les deux lignes majeures du catalogue argentin de l’édition française - une attention soutenue à la création contemporaine et une redécouverte des classiques - qui témoignent du regard de plus en plus complexe porté par l’édition française sur la littérature argentine.

 

Le "boom" latino-américain et ses effets collatéraux

Déjà implantée dans l’édition française, la littérature argentine profite, à partir du milieu des années 60, de l’élan insufflé par le phénomène d’internationalisation de la littérature latino-américaine. Le boom agit comme un aimant en concentrant l’attention sur quelques grandes figures contemporaines d’écrivains argentins, qui publient alors leurs œuvres majeures. Il a également un second effet, celui de faire redécouvrir des auteurs essentiels mais méconnus de la tradition littéraire latino-américaine, contemporains ou prédécesseurs des auteurs mis sur le devant de la scène par le boom.

 

Julio Cortázar est le visage argentin du boom. En 1961, son roman Les gagnants paraît chez Fayard, tandis qu’en 1966 Gallimard publie l’emblématique Marelle, traduit par Laure Guille-Bataillon et François Rosset. Marelle est sans conteste le roman le plus marquant de ces années d’effervescence créative, tant par son inventivité formelle que par les personnages qu’il met en scène. Suivant les va-et-vient entre Paris et Buenos Aires d’une bohème artistique et intellectuelle, le récit de Cortázar cristallise en effet la sensibilité d’une époque. La célébration, en 2013, des cinquante ans de sa publication en espagnol et celle, cette année, des cent ans de la naissance de l’auteur, confirment son statut de classique contemporain, tant en Amérique latine qu’en France.

 

Dans le sillage du boom, la littérature argentine s’installe durablement dans le paysage littéraire français. D’autres grandes voix sont ainsi portées par l’écho du phénomène éditorial. C’est le cas d’Ernesto Sábato dont les romans (Le Tunnel, Héros et Tombes, l’Ange exterminateur) sont publiés au Seuil, et de Manuel Puig avec notamment La Trahison de Rita Hayworth (traduit par Laure Guille-Bataillon pour Gallimard) et Le plus beau tango du monde (Denoël), traduit par Albert Bensoussan.

 

Toujours attentif à la création contemporaine, le catalogue des éditeurs français fait une large place aux figures majeures de la littérature argentine des trente dernières années. Parmi elles, Juan José Saer (Seuil, Flammarion, Verdier), César Aira (Gallimard, MEET, Actes Sud, André Dimanche, Christian Bourgois) et Ricardo Piglia (éditions Arcane 17, André Dimanche, MEET, Zulma, Christian Bourgois, Gallimard).

 

L’édition de classiques argentins méconnus en France témoigne par ailleurs de la richesse du regard porté sur une littérature dont l’histoire, les ruptures et les filiations sont attentivement revisitées. Payot & Rivages publie en 2004 un livre de 1928, Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts du maître de l’avant- garde argentine, Macedonio Fernández. De l’écrivain Roberto Arlt, Belfond fait paraître l’apocalyptique saga composée des Sept fous (1981-2009) et des Lance-Flammes (1983-2009), préfacée par Cortázar et traduite par Antoine et Isabelle Berman, tandis que les éditions Asphalte éditent ses chroniques, Eaux-fortes de Buenos Aires (2009). Zama (1956), le sublime roman d’Antonio Di Benedetto, d’abord publié en 1976 par Maurice Nadeau aux Lettres Nouvelles, a été récemment réédité dans la traduction originale de Laure Guille-Bataillon par José Corti, qui a également fait paraître Le Silenciaire (2010) et Les Suicidés (2011). Enfin, l’écriture complexe et exigeante d’Osvaldo Lamborghini se fait connaître grâce à la traduction de Fjord (1973) par Isabelle Gugnon (Laurence Viallet, 2005).

 

Les traductions récentes : un écho pour les nouvelles voix argentines

Des catalogues argentins déjà anciens se consolident, notamment ceux de  Gallimard (Piglia, Tomás Eloy Martínez, Laura Alcoba), du Seuil (Martín Kohan, Rodrigo Fresán, Samantha Schweblin, Leopoldo Brizuela, Pola Oloixarac), de Christian Bourgois (Bioy Casares, Norah Lange, Copi, Aira, Sergio Bizzio, Alan Pauls, Damián Tabarovski), des éditions Métailié (Elsa Osorio, Selva Almada, Pablo de Santis, Eugenia Almeida, Mempo Giardinelli), d’Actes Sud (Arnaldo Calveyra, Edgardo Cozarinsky, Eduardo Berti, Claudia Piñeiro) et de Grasset (Alicia Dujovne Ortiz, Eduardo Berti).

 

Le phénomène marquant des vingt dernières années est sans doute la multiplication des publications. Elles sont le fait de maisons d’édition exigeantes dans leur désir de faire entendre de nouvelles voix. Cette floraison est elle-même le reflet du dynamisme actuel de l’édition argentine. Citons les éditions MEET (Sergio Chefjec, Alan Pauls, Marcelo Cohen), La dernière goutte (Fernanda García Lao, Gabriel Báñez, Marcelo Damiani, Mariano Siskind), Passage du Nord-Ouest (Rodolfo Enrique  Fogwill,  Fresán),  Asphalte  (Félix Bruzzone, Leonardo Oyola, Leandro Avalos Blacha), L’Arbre vengeur (Diego Vecchio, Lázaro Covadlo, Rafael Pinedo), Cataplum éditions (Andrés Neuman, également publié chez Fayard), Les Fondeurs de Briques (Oliverio Coelho).

 

Ce dynamisme montre combien les éditeurs français cherchent à se mettre à l’écoute d’une littérature riche et vivante qu’ils ont appris à connaître  depuis  maintenant plus de soixante ans. On voit ainsi émerger les grandes lignes du roman argentin actuel dans les traductions récentes : une tendance urbaine et parfois pop, une attention toujours vive à la violence politique et sociale, une inventivité langagière, une relecture du passé littéraire et historique de l’Argentine (Pauls, Kohan et bien d’autres, dont Lucía Puenzo chez Stock, Hernán Ronsino pour Calmann-Lévy, Pedro Mairal chez Payot & Rivages,  Martín Caparrós édité par Buchet/Chastel).

Le polar argentin est très présent dans les collections noires (Enrique Medina chez L’Atalante, Kike Ferrari et Carlos Salem chez Moisson Rouge et Actes Sud, Leonardo Oyola chez Asphalte, Ernesto Mallo, Raúl Argemí, Rolo Diez chez Rivages noirs).

 

Une même effervescence s’observe au théâtre. Le public français, déjà coutumier de la dramaturgie argentine grâce aux spectacles décalés de Copi et aux mises en scène d’Alfredo Arias, découvre depuis quelques années l’énergie de compagnies portées par des textes forts, dont ceux de Rafael Spregelburd (L’Arche), Ricardo Bartís, Rodrigo García, Daniel Veronese, Romina Paula, Claudio Tolcachir et Mariano Pensotti (Les Solitaires intempestifs).

 

Enfin la poésie argentine a rencontré de grands traducteurs (Jacques Ancet, Anne Picard, Claude Couffon, Claude Esteban, Claude Bleton) et un lectorat fidèle qui peut apprécier, parmi d’autres, les textes de Borges et de Juan Gelman (Gallimard), Alejandra Pizarnik (Corti, Ypsilon), Roberto Juarroz (Fayard, Corti) et Arnaldo Calveyra (Actes Sud, Le temps qu’il fait).

 

L’édition de la littérature argentine en France est - fallait-il en douter ? - une œuvre, non pas anonyme, mais bien collective. Une bibliothèque où le lecteur pourra, pour longtemps encore, et sans doute infiniment, se perdre.

 


Par Gersende Camenen, Maître de conférence à l’Université François Rabelais de Tours

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