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La pensée française en traduction au Japon : évolution et grandes tendances actuelles

avril 2012

par Corinne Quentin, directrice du Bureau des copyrights français de Tokyo.
Beaucoup d’éditeurs japonais restent très désireux de connaître le point de vue des auteurs européens, et plus particulièrement français, sur les sujets qui préoccupent la société japonaise contemporaine...

Pour apprécier les résultats de l’édition française au Japon, dans le domaine des sciences humaines et sociales, il n’est pas inutile de connaître quelques éléments du contexte général de l’édition japonaise.

L’édition japonaise a produit 78 354 nouveautés en 2010, soit un peu moins que les dernières années, où étaient publiés plus de 80 000 ouvrages. Or, le chiffre d’affaires réalisé est le même que celui qui avait été atteint en 1988 avec seulement 38 297 ouvrages ! Depuis une vingtaine d’années, les résultats ne cessent de décroître annuellement et, en 2010, la baisse par rapport à 2009 a été particulièrement forte, avec -3,2%. Dans le même temps, l’édition française affichait une progression annuelle moyenne autour de +3%.
 
Le domaine des sciences humaines et sociales peut être considéré comme un secteur dominant et relativement stable quant au nombre de titres publiés, 30% environ de la production japonaise. On peut noter que la littérature générale, elle, est le seul domaine dans lequel le nombre d’ouvrages publiés a sensiblement baissé ces dernières années. Ainsi, la tendance à se concentrer sur une lecture "efficace", informative, au détriment d’une lecture de "détente", par exemple, favorise le développement des ouvrages de vulgarisation, des essais sur des questions d’actualité et du domaine du développement personnel. 
 
Depuis une dizaine d’années se sont développées les éditions bon marché "shinsho" (entre édition courante et édition de poche), avec des collections allant d’ouvrages de vulgarisation, destinés au grand public, jusqu’aux textes plus spécialisés mais répondant à des critères précis quant au format, au nombre de pages et au prix. Cependant, les résultats commerciaux n’étant pas tout à fait à la hauteur des attentes, les éditeurs ont alors eu tendance à proposer des ouvrages plus pratiques que théoriques. Très récemment, il est finalement apparu que le lecteur pouvant facilement se procurer, sur d’autres supports que le livre, notamment Internet et les téléphones portables, ce type de contenus relativement "légers", il faudrait sans doute revenir à des ouvrages plus conséquents, quitte à en augmenter le volume et le prix pour un tirage plus limité.
 
Un lectorat spécialisé
Les sciences sociales françaises, ainsi que la philosophie, jouissent d’une image positive au Japon. Les auteurs des années 1960-1970 conservent une grande reconnaissance et leurs ouvrages posthumes sont donc souvent traduits comme, par exemple, la collection consacrée aux cours de Michel Foucault ou de Roland Barthes au Collège de France (Seuil-Chikuma Shobô). De nombreux auteurs contemporains, exerçant des fonctions universitaires en France, sont également traduits, le plus souvent par des universitaires japonais travaillant dans un domaine proche. Ces auteurs sont alors parfois invités par les universités japonaises, la Maison franco-japonaise ou l’Institut franco-japonais de Tokyo. Cela permet d’approfondir les échanges avec les chercheurs et lecteurs japonais.
 
Rares cependant sont les auteurs à avoir un succès médiatique important, tels Jacques Attali ou Emmanuel Todd, par exemple, dont tous les ouvrages sont traduits, souvent présentés dans la presse et peuvent atteindre des chiffres de vente autour de 10 000 exemplaires. Les autres se contentent de tirages plus limités, de l’ordre de 1 000 à 2 000 exemplaires. Toutefois beaucoup d’auteurs sont régulièrement publiés, pour n’en citer que certains : Alain Badiou (Suiseisha, Ibunsha), Pierre Legendre (Ibunsha, Misuzu Shobô), Jean-Luc Nancy (chez divers éditeurs), Roger Grenier (Misuzu Shobô), Alain Corbin (Fujiwara Shoten), Michelle Perrot (Fujiwara Shoten), Georges Didi-Huberman (Suiseisha), Tzvetan Todorov (Hosei University Press), etc.
On peut noter que les ouvrages des collections comme "La République des Idées" (Seuil) sont souvent traduits, car ils correspondent à cette nouvelle tendance perçue dans les "shinsho" japonais, à savoir des contenus concis mais d’un niveau de spécialisation relativement élevé.

À la recherche d’un regard extérieur
La triple catastrophe de mars 2011 et ses conséquences, notamment la pollution radioactive, ont créé un besoin d’information et de réflexion venant aussi de l’extérieur du Japon, ce qui a favorisé un nombre important de projets de traductions actuellement en cours. Pour n’en citer que quelques-uns : plusieurs ouvrages de Jean-Pierre Dupuy (invité au Japon pour plusieurs conférences en 2011) aux éditions Iwanami et Akashi Shoten, Vers une démocratie écologique de Dominique Bourg et Kerry Whiteside (Seuil-Akashi Shoten), En finir avec le nucléaire de Benjamin Dessus et Bernard Laponche (Seuil-Akashi Shoten), La vérité sur le nucléaire de Corinne Lepage (Albin Michel-Nagasaki Shuppan), Déchets : le cauchemar du nucléaire de Laure Noualhat (Seuil-Ryôfuku Shuppan).
Avant la catastrophe de mars 2011, les rapides transformations du monde arabe attiraient bien sûr l’attention, et les droits de plusieurs ouvrages d’auteurs français ont alors été acquis tels L’Étincelle de Tahar Ben Jelloun (Gallimard-Kawade Shobô Shinsha) – qui sera au Japon en mars 2012, à l’invitation de l’Institut franco-japonais, et rencontrera, entre autres, l’écrivain japonais Ikezawa Natsuki, qui, lui aussi, dans le cadre de son activité de romancier, s’intéresse aux transformations dans le monde – ou Allah n’y est pour rien ! d’Emmanuel Todd.
 
La crise économique et financière était également déjà un sujet prégnant avant le séisme, et divers ouvrages français tels La démondialisation de Jacques Sapir (Seuil-Fujiwara Shoten), Être anticapitaliste aujourd’hui de Philippe Pignarre (La Découverte-Tsuge Shobô), Sortir de la société de consommation de Serge Latouche (Les Liens qui Libèrent-Sakuhinsha), après Survivre au développement et Petit traité de la décroissance sereine, chez le même éditeur, ont été traduits.
Une tendance intéressante, même si elle n’apparaît pas dans les statistiques des cessions de droits, est le récent intérêt renouvelé pour les Lumières de la part de jeunes philosophes japonais. Ainsi, Ohashi Kantarô avec un travail sur le "matérialisme de Diderot" ou Azuma Hiroki (dont on connaît en France l’ouvrage Génération otaku : les enfants de la postmodernité, Hachette Littératures 2008), se référant au Contrat Social de Rousseau pour penser un nouveau type de démocratie.
 
On peut donc dire que l’édition française de sciences humaines et de philosophie reste relativement bien représentée au Japon avec environ 80 à 90 titres pour lesquels des contrats de traduction sont signés annuellement, soit près de la moitié des traductions du français, tous domaines confondus. Les tirages sont cependant le plus souvent fort limités : peu d’ouvrages dépassent 2 000 exemplaires. Il faut que l’auteur ait déjà une certaine renommée ou que sa thèse comporte un degré d’actualité "très direct" pour dépasser les limites d’un lectorat spécialisé.
 
Le temps nécessaire à la traduction est parfois long, et ce travail pose souvent d’importants problèmes d’adaptation, voire de création de concepts, à ceux qui la font et doivent donc être suffisamment au fait de la recherche dans le domaine considéré, tout en ayant une formation suffisante à la langue française. Les éditeurs regrettent parfois de ne pas pouvoir publier davantage ou plus vite, faute de traducteurs compétents. Un soutien à la fois financier et technique pourrait donc favoriser les publications de traductions.
Pour finir sur une note encourageante, on peut dire que beaucoup d’éditeurs japonais, (parfois hélas ! davantage que leurs lecteurs, mais heureusement avec le concours de chercheurs traducteurs), restent très désireux de connaître le point de vue des auteurs européens, et plus particulièrement français, sur les sujets qui préoccupent la société japonaise contemporaine. Ils attendent d’eux des pistes de réflexion susceptibles de constituer une alternative aux propositions émanant des universitaires ou commentateurs américains. Il est donc nécessaire de rester attentifs aux questions se posant dans la société japonaise d’aujourd’hui pour proposer des ouvrages susceptibles d’apporter un point de vue, le plus souvent attendu comme alternatif. Cela, bien sûr, sans renoncer à faire connaître des questionnements qui peuvent être propres aux travaux français.
 
 
Dialogues franco-asiatiques à deux temps
 

Inauguré par l’Institut français, en partenariat avec les Services culturels des ambassades de France, un cycle de conférences sur les « Nouvelles scènes intellectuelles et françaises - Dialogues asiatiques » s’est déroulé successivement à Pékin, Taipei, Séoul et Tokyo, du 4 au 11 novembre 2011.
Un débat sur le rôle de l’intellectuel dans la sphère publique a notamment mis en présence à la Maison franco-japonaise de Tokyo Frédéric Gros, philosophe, François Cusset, historien des idées, Nao Sawada, traducteur et essayiste, Masuda Kazuo, spécialiste de la philosophie française et Shigeki Hori, traducteur et spécialiste de l’histoire intellectuelle de la France au XXe siècle.
Dans la prolongation de ces débats, le Collège international de Philosophie a organisé le 20 janvier 2012 à l’INHA, toujours en partenariat avec l’Institut français, une rencontre « France-Asie : philosophies croisées » sur les transformations et les grands courants contemporains de la réflexion française.
Ce débat s’inscrit dans le « programme SHS – Sciences humaines et sociales », lancé récemment par l’Institut français qui fait de leur promotion et leur valorisation une priorité.
 

Corinne Quention, directrice du Bureau des copyrights français de Tokyo

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