Articles

Imprimer Partager sur Facebook Partager sur Twitter Partager sur LinkedIn

Article

La littérature indienne dans l'édition française, panorama

avril 2007

L’Inde compte quelque 16 000 maisons d’édition qui ont publié, à elles seules, plus de 80 000 œuvres en 2005. Le marché potentiel est donc énorme, puisque le pays occupe le 3 e rang mondial derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne en matière de publications en langue anglaise. Quels visages les éditeurs français nous laissent-ils donc apercevoir de cette production littéraire ?
La littérature indienne se « déterritorialise » et se décline au pluriel, à en juger par la richesse et l’extraordinaire originalité de la production actuelle au sein des maisons d’édition françaises. Si l’anglais reste sans conteste la langue de médiation pour bon nombre d’écrivains indiens sur le marché français, cette langue connaît de multiples transformations au contact des cultures indiennes, anglaise et maintenant américaine. Il est d’ailleurs difficile, voire impossible, d’englober la production littéraire d’un seul regard tant les styles, les thématiques et les genres divergent d’un auteur à l’autre : avec 19 langues officielles et 120 dialectes régionaux, les choix en matière d’édition s’avèrent compliqués. Et si l’anglais ne devrait plus avoir la primauté, il reste encore la langue de prédilection, comme le remarque David Davidar, directeur des éditions Penguin-India, car « (…) les librairies anglaises sont plus nombreuses et (…) le pouvoir d’achat des lecteurs anglophones tend à être supérieur » (cf. Le Monde des livres, 22 novembre 2002, consacré aux Belles étrangères - Inde, p. 11). L’anglais permet aussi à l’éditeur français d’avoir un accès direct au texte et de se passer du jugement littéraire du traducteur, comme le constate Jean-Claude Perrier, directeur de « Domaine indien » au Cherche-Midi. Comment donc sélectionner des œuvres indiennes pour un public étranger ? Quelles langues privilégier ? Les auteurs indiens doivent-il automatiquement passer par de grandes capitales littéraires comme Londres, New York, voire Paris pour exister sur la scène littéraire mondiale ? 
 
L’Inde, cette gigantesque démocratie, compte quelque 16 000 maisons d’édition qui ont publié, à elles seules, plus de 80 000 œuvres en 2005, constataient les organisateurs de la Frankfurt Book Fair, qui avaient fait de l’Inde leur invitée d’honneur en 2006. Le marché potentiel est donc énorme, puisque le pays occupe le troisième rang mondial derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne en matière de publications en langue anglaise. Quels visages les éditeurs français nous laissent-ils donc apercevoir de cette production littéraire ?
 
Une production encore méconnue, mais exhaustive depuis quelques années
Cette littérature explose dans les années 2000 et vient renouveler le paysage des années 1980, où émergeaient des consciences de quelques lecteurs plus assidus des auteurs de renom comme Rushdie, Desai, Naipaul, Tagore, ou même Gosh. Ces écrivains, qui ont construit leur œuvre dans un imbroglio géographique et culturel où l’Inde était à la fois lieu de vie, terre d’exil et « patrie imaginaire », ont reçu de prestigieux prix littéraires (prix Nobel, Booker Prize) qui les ont fait connaître dans leur propre pays et à l’étranger.
Mais l’Inde, par son histoire présente et passée, reste encore peu connue des mentalités françaises, bien que nombre d’éditeurs français aient choisi de donner la parole à des sociologues et des journalistes pour évoquer les contrastes et les paradoxes d’un pays en pleine mutation. Le Seuil publie deux essayistes qui écrivent en anglais et vivent encore dans leur pays : Shashi Tharoor (L’Inde, d’un millénaire à l’autre, 1947-2007) ou Sudhir Kakar (Les Indiens : portrait d’un peuple) réfléchissent aux choix politiques, économiques et religieux de leur pays. Pavan K. Varma, dans Le Défi indien, ou Urvashi Butalia, avec Les Voix de la partition (tous deux chez Actes Sud, « Lettres indiennes », traduits de l’anglais-Inde), se penchent sur les contradictions de la société indienne actuelle et s’interrogent sur les conséquences de la partition Inde/Pakistan. Les Belles Lettres proposent également, dans leur collection « La voix de l’Inde », quelques titres écrits par des écrivains étrangers pour tenter d’appréhender l’histoire de ce pays méconnu : L’Inde et l’invasion de nulle part de M. Danino ou Pourquoi j’ai tué Gandhi de K. Elst. Enfin, les éditions Noir sur Blanc publient une série d’essais dont le plus original est certainement celui du journaliste Suketu Metha, Bombay Maximum city, qui a fait un remarquable travail d’investigation sur la ville de son enfance devenue mégapole de la pègre, de la prostitution et de Bollywood…
 
Mais au-delà de ces essayistes, qui donc connaît l’œuvre d’écrivains tout aussi prolixes et actuels que Chaudhuri, Vakil, Mukundan, Tyrewala, Halder, Tejpal, Chatterjee, Rau Badami, Seally, Bajwa… ? Leur écriture tantôt jubilatoire et drôle (Les après-midi d’un fonctionnaire déjanté de Chatterjee – Laffont), émouvante ou nostalgique (Un bonheur en lambeaux de Verma – Actes Sud), vindicative et engagée (Une vie moins ordinaire de Halder chez Picquier ou Sangat de Bama à l’Aube), sensuelle et déroutante (Loin de Chandigarh de Tejpal – Buchet-Chastel) ne demande pourtant qu’à transporter le lecteur dans un imaginaire fourmillant qui fait de l’Inde le miroir de toutes les cristallisations : acculturation et difficulté de concilier l’Inde et l’Occident, conditions des femmes et des minorités dans un pays en proie au regard de l’autre, inégalités sociales au sein d’une ville tentaculaire, rapports hommes/femmes, histoire d’un pays traversé par la colonisation et l’indépendance, conflits religieux entre musulmans et hindous, etc. Seul peut-être le dernier roman d’Anita Desai, Un parcours en zigzag, oublie complètement l’Inde et revisite l’histoire du Mexique à travers des destinées individuelles.
 
La production littéraire indienne se décline en France à partir de toutes les langues
Sur la scène littéraire française, les écrivains indiens s’inscrivent dans des collections généralistes consacrées à la littérature étrangère, où l’anglais (Inde et diaspora) côtoie indifféremment les langues indiennes. Gallimard, avec « Du Monde entier », publie quelques grands noms indiens actuels comme Arundhaty Roy (Le Dieu des petits riens, anglais : Inde), Saraogi (Kali-Katha, hindi), Raj Kamal Jha (Le couvre-lit bleu, anglais : Inde, États-Unis), Bhattacharya (Le Danseur de cour, bengali), entre autres. Le Mercure de France propose des écrivains indiens écrivant en anglais depuis l’Inde ou les États-Unis, dans sa collection « Bibliothèque étrangère » : Jour de pluie à Madras de Ali (anglais : États-Unis), Dans les rues de Bombay de Pastonji (anglais : Inde), etc. ; de même que Fayard propose des premiers romans d’Anglo-Indiens, avec Le Dernier Rire du moteur d’avion (Joshi Rushir) ou Trotter Nama (Allan Seally)… Vaiju Naravane, éditrice en littérature étrangère chez Fayard, passée depuis chez Albin Michel, a contribué à faire connaître des auteurs comme Seth ou Jadhav.
 
La topographie du paysage littéraire indien en France se modifie donc au gré des choix des directeurs de collection qui défrichent le terrain depuis plus de dix ans maintenant. Les éditions Caractères, ouvertes au dialogue des cultures et à la création contemporaine, permettent de redécouvrir, avec Vaid, un auteur majeur de la langue hindi (Lila), tandis que d’autres éditeurs ne se sont ouverts que récemment à la littérature indienne : Philippe Rey donne la parole à deux femmes écrivant depuis le Canada (Vancouver), Badami (Entends-tu l’oiseau de nuit ?) et Irani (Le Chant de la cité sans tristesse). Les Éditions des deux terres offrent à la curiosité du lecteur Le Vendeur de Sari, de Rupa Bajwa (sur la société indienne et ses injustices), et s’apprêtent à publier La Perte en héritage, de Kiran Desai (Booker Prize 2006, fille d’Anita Desai). On pense aussi à Héloïse d’Ormesson avec Babyji, de Dawesar, ou Flammarion avec Tous ces silences entre nous, d’Umrigar…
La production littéraire indienne se décline donc en France dans toutes les langues, de l’essai au roman, en passant par le récit de vie, la littérature de jeunesse (Bhajju Shyam chez Syros, Ravi Shankar chez Actes Sud junior, Divakaruni chez Picquier jeunesse) et même la bande dessinée (Banerjee avec Calcutta, chez Denoël).
 
Des passeurs de culture
Donc si certaines maisons d’édition parient sur l’assimilation à un champ donné, d’autres misent sur la différence en valorisant la découverte d’une culture encore méconnue du grand public, comme les éditions Picquier, qui offrent une découverte de l’Asie à travers des récits actuels et tous écrits en anglais, dans le cas des écrivains indiens : Question de temps de Deshpende, Freedom song de Chaudhuri, Mariage arrangé de Divakaruni… Et si Baby Halder, femme au destin peu commun, a écrit son récit en bengali, c’est par la traduction anglaise qu’on la connaît en France (Une vie moins ordinaire). L’Asiathèque offre des ouvrages de référence sur les cultures du monde, à partir de traductions ou d’ouvrages bilingues français/bengali comme La Descente du Gange de Bhattacharya, parabole sur le devenir de la planète.
 
D’autres maisons d’édition ont créé des collections consacrées à la découverte de l’Inde : Gallimard, avec « Connaissance de l’Orient », dans la « série Indienne » ou L’Harmattan, avec les « Lettres asiatiques », qui propose des récits traduits de l’hindi et du bengali. « La voix de l’Inde » dirigée par François Gautier chez les Belles Lettres, offre, depuis 2005, un mélange d’essais et de textes classiques (Hanuman ou le chemin du Vent, récit épique sur les dieux hindous adapté du sanskrit ; Devdas, du célèbre Chandra Chatterjee, traduit du bengali et publié en 1917…) écrits par des écrivains indiens et étrangers. Actes Sud, avec « Lettres indiennes », dirigée par Rajesh Sharma, veut amener le lecteur français à découvrir les grands noms de la littérature de l’Inde ou de sa diaspora par des romans et des essais traduits aussi bien de l’anglais que de l’hindi, du bengali, du malayalam, etc. Rajesh Sharma compte à son catalogue une mosaïque de textes modernes qui donnent de l’Inde des visions différentes mais complémentaires : il publie des auteurs engagés comme Mashweta Devi, traduite pour la première fois en français en 2001 alors qu’elle écrit en bengali depuis les années 1970 (La Mère du 1084). Il vient d’éditer un premier roman drôle, et d’une construction très originale, d’Altaf Tyrewala, Aucun dieu en vue et il sortira, à la fin de l’année, un essai de Mira Kandar qui vit à New York, Planet India… Rajesh Sharma est un passionné, qui défriche cette littérature depuis longtemps pour le plus grand plaisir des lecteurs français. Le Cherche-Midi, avec son « Domaine indien », dirigé par Jean-Claude Perrier, innove également, en proposant depuis 2002 des romans publiés en Inde et achetés directement aux éditeurs indiens, sans transiter par des agents littéraires ou des éditeurs anglo-saxons. Il s’agit de « favoriser le contact direct entre éditeurs français et indiens, afin de découvrir des auteurs indiens vivant en Inde et rendant compte de la réalité de leur pays », nous confie le directeur de collection.
 
Le rôle de Paris
Bien que certains éditeurs misent sur l’actualité littéraire du Salon et proposent quelques auteurs indiens à leur catalogue, la majorité parie, au contraire, sur un travail de longue haleine, avec la publication de jeunes auteurs qu’ils s’attachent à suivre tout au long de leur carrière littéraire : Tejpal chez Buchet-Chastel, Hazra ou Swaminathan au Cherche-Midi, Tyrewala chez Actes Sud, Chaudhuri ou Deshpende chez Picquier… Les éditeurs parisiens sont aidés en cela par les collections de poches, qui travaillent de plus en plus de concert avec eux, comme le constate Jean-Claude Perrier : si les éditions Seuil, collection « Points », ne lui avaient pas signalé qu’elles recherchaient des romans policiers indiens, il lui aurait été plus difficile de publier la nouvelle série de Swaminathan (dont Saveurs assassines est le premier opus). Paris devient donc un passage incontournable ou, du moins, un tremplin pour permettre aux auteurs indiens de se faire connaître en Europe. Quand Rajesh Sharma publie M. Devi en 2001, les éditeurs italiens et allemands se sont empressés d’en acquérir les droits ; et quand il achète Le Défi indien de Varma à un agent anglais, « le livre est un tel succès », nous confie-t-il, que l’agent vend le texte à sept autres pays européens. La Chambre des parfums de Badhwar (prix du premier roman étranger), nous disait Jean-Claude Perrier, est sorti en France avant même d’arriver en Angleterre ou aux États-Unis. Buchet-Chastel vient d’acquérir les droits mondiaux du deuxième roman de Tejpal, après le succès de Loin de Chandighar. Les éditeurs français reçoivent parfois les manuscrits anglais avant qu’ils ne sortent en Inde : c’est ce qui s’est passé avec Indrajit Hazra (Le Jardin des délices) au Cherche-Midi ou Mira Kandar chez Actes Sud (Planet India). Paris, qui multiplie les manifestations consacrées à l’Inde (festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, Lille 3000…), participe de plus en plus activement à cette nouvelle topographie de la littérature indienne, bien qu’il reste encore beaucoup d’auteurs à découvrir.

Éloïse Brezault, journaliste, spécialiste de littératures comparées

Précédent Suivant

Plus d'infos