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La littérature française en Russie, histoire et perspectives

mars 2005

Au-delà de la permanence de son impact culturel auprès du lecteur russe, les éditeurs commencent à réaliser que la fiction française peut aussi avoir une valeur commerciale, à travers le succès de Beigbeder, Benacquista, Houellebecq ou Gavalda.
Cela peut paraître étrange, mais pendant de nombreuses années, l’apprentissage du français en Union soviétique a concerné presque exclusivement des élèves filles. Le rapport garçons/filles dans les écoles d’apprentissage approfondi du français était de 1 pour 3, et les sections de français des facultés des lettres et de traduction ressemblaient à une véritable « réserve » féminine. De plus, les jeunes hommes qui se passionnaient pour la langue et pour la culture françaises étaient souvent suspectés d’avoir un tempérament trop sensuel et langoureux, si ce n’est une orientation sexuelle déviante. On peut trouver au moins deux raisons à cette attitude. La première, et probablement la principale, est le caractère très mélodieux, doux et féminisé de la langue française pour l’oreille russe. La deuxième raison réside sans aucun doute dans le fait que les ouvrages qui ont, au siècle dernier, formé chez le lecteur russe l’image de la littérature française, était assez spécifique. Jusqu’au milieu des années 1990, la notion de « littérature française » renvoyait plutôt en Russie aux œuvres des auteurs classiques (Stendhal, Flaubert, Maupassant et Hugo) lesquels, en vertu de leurs sujets romanesques, étaient perçus comme s’adressant à des jeunes filles ou à des femmes.
Dans le même temps, la prose française du XXe siècle qui parvenait à pénétrer, à doses infimes, en Union soviétique malgré le Rideau de fer, était d’ailleurs composée de préférence de lectures « féminines » : les écrivains français préférés en URSS n’étaient pas Sartre, Gary ou Vian (dont les œuvres étaient traduites et publiées avec de très faibles tirages), mais Françoise Sagan, Hervé Bazin ainsi qu’Anne et Serge Golon, les auteurs d’Angélique, qui bénéficiaient d’une immense popularité : à l’époque soviétique et post-soviétique leurs romans ont été reédités 23 fois au total. Deux écrivains français faisaient exception : Georges Simenon et Sébastien Japrisot, auteurs de romans policiers lus tant par les hommes que par les femmes et qui devaient contribuer, de manière indirecte, à la nouvelle vague de l’intérêt pour la littérature française en Russie dans la deuxième moitié des années 90.
 
Le triomphe du roman du roman policier 
Dans les premières années de liberté éditoriale qui ont suivi la restructuration du marché, celui-ci fut dominé par les ouvrages de divertissement et en premier lieu par les romans policiers anglophones. Les éditions et les reéditions piratées de Rex Stout et d’Agatha Christie, de John Le Carré et d’Alister MacLean envahirent les librairies. Selon les estimations, la part de la littérature non anglophone présente sur le marché russe était inférieure à 7% du nombre total d’ouvrages traduits, ce chiffre comprenant également les manuels, la prose professionnelle spécialisée et les rééditions d’auteurs classiques. Il est difficile de définir, parmi ces 7%, la part de nouvelles traductions du français, mais il est évident qu’elle était peu significative. La situation a commencé à changer au milieu des années 90. À la suite d’une crise de la demande de consommation qui perturba l’économie russe, une tendance visant à conquérir des domaines inconnus des lecteurs s’est esquissée. C’est alors que la littérature française, tombée dans l’oubli depuis plusieurs années, a commencé à redevenir populaire. Jusqu’en 1999 la littérature traduite ne changea pas, des ouvrages de Japrisot, de Simenon, de Sagan furent reédités de manière piratée ou presque piratée. Néanmoins, il était notoire que pour la première fois depuis le début des années 80, ces livres parvenaient à attirer le public considérable de lecteurs jusque-là plongés dans les romans anglophones. L’année 2000 a marqué un tournant avec la publication presque simultanément par plusieurs maisons d’édition russes de remarquables échantillons de la prose française contemporaine. Le lecteur russe a découvert avec étonnement l’existence, à côté de romans policiers anglais et américains, dont il était saturé, de romans policiers français qui évoluaient selon leurs propres lois originales.

Bien que l’entrée des auteurs français de romans policiers de la nouvelle vague sur le marché russe n’ait pas du tout été préparée (dans les textes de couverture de la plupart des ouvrages, les éditeurs ne pouvaient que se référer, dans l’impuissance, à la « continuité qui existait entre l’ouvrage proposé et les remarquables romans de Japrisot »), cette entrée fut vraiment triomphale. Le roman de Jean-Christophe Grangé, Les Rivières pourpres, publié par Inostranka juste avant sa sortie sur les écrans, devint le premier best-seller français en Russie et se maintint trois mois durant parmi les dix meilleures ventes de la plus grande librairie moscovite, Moskva. La mort des Bois de Brigitte Aubert, La sirène rouge de Maurice Dantec et Éloge de la pièce manquante d’Antoine Bello suivirent et confortèrent le succès du roman français.

Désormais l’intérêt pour la littérature française (et pour les romans policiers français en premier lieu) était devenu pour les Russes une sorte d’indice témoignant du bon goût et de la maîtrise exceptionnelle des tendances actuelles. 

Houellebecq, Benacquista et Beigbeder au hit-parade des romanciers français contemporains
La littérature française contemporaine ayant su gagner le cœur du lecteur russe grâce au succès de ses romans policiers, quelques ouvrages d’une prose d’un genre plus « sérieux » ont commencé à faire leur apparition sur le marché russe. À l’été 2001 est sortie la version russe du roman de Michel Houellebecq Les particules élementaires qui, même s’il n’est pas devenu un bestseller, a alimenté au sein des milieux intellectuels une ample discussion sur la légitimité ou non des expériences à réaliser avec la personne humaine.

Presque au même moment le roman de Tonino Benacquista, Saga, fut publié avec un faible tirage par une maison d’édition peu connue de Minsk. Le titre fut vite épuisé, phénomène exceptionnel dans la Russie post-soviétique. Suite à quelques critiques enthousiastes parues dans la presse moscovite, tous les exemplaires parvenus à Moscou furent immédiatement achetés et une véritable « chasse à Benacquista » commença : encore aujourd’hui, on trouve sur Internet des annonces offrant un prix élevé pour au moins une photocopie du fameux roman.
Frédéric Beigbeder, dont 99 francs figure au hit-parade des jeunes, connaît lui aussi un grand succès. L’engouement des lecteurs pour le recueil des Nouvelles sous ecstasy et leur désir d’imiter ses héros ont même provoqué le mécontentement du ministère russe chargé de la lutte contre le trafic de drogue. Une partie du tirage a été saisie et les éditeurs se sont vus accusés de propagande de produits psychédéliques. Le Service national pour le contrôle du trafic de drogue a fini par lever les sanctions, mais le scandale fit pas mal de bruit. Le fait que pendant le récent séjour de Beigbeder à Moscou, en tant que président du jury des deux prix littéraires français décernés par l’ambassade de France, le public lui ait réservé un accueil digne d’une véritable star de la musique pop et que les interviews qu’il a accordées aient été publiées par presque toutes les principales revues, en dit long sur la popularité de l’écrivain dans les milieux les plus larges du lectorat russe. 
 
La littérature française : une valeur en hausse
Au début de l’année 2003 la plupart des éditeurs ont réalisé que la littérature française représentait une orientation prometteuse dont le développement sur le marché russe pourrait avoir non seulement un impact culturel mais aussi une valeur purement commerciale. Jusque début 2004 il n’y avait pas en Russie de maison d’édition spécialisée dans la publication de la prose française contemporaine –répartie entre Amphora, Inostranka, ACT et d’autres- dont le lecteur n’avait pas de vue d’ensemble, même s’il pouvait déjà lire en russe outre les auteurs déjà cités Virginie Despentes, Amélie Nothomb, Michel Tournier et Vincent Ravalec. Par ailleurs, la part en nombre des romans français sur la liste des meilleures ventes des plus grandes librairies de Moscou et de Saint-Pétersbourg n’était pas importante : selon le réseau de librairies Bookberry, les traductions du français ne représentaient que 11 ouvrages sur les 227 inscrits dans les listes des meilleurs ventes en 2003.

Tout début 2004, le marché éditorial a vu émerger un nouveau « joueur », basant sa politique de marketing sur le principe de la publication systématique des exemples les plus originaux de la littérature francophone contemporaine récente : Free Fly, maison d’édition qui a déjà publié une trentaine de titres de la prose française actuelle*. Grâce aux efforts de Free Fly ont été publiées les traductions de Marc Lambron et de Katherine Pancol, de Martin Page et de Franck Ruzé, de Marguerite Duras et de Yann Andréa, d’Anna Gavalda et d’Emmanuel Carrère. Des échos positifs dans la presse ainsi qu’un succès commercial certain ont accompagné au moins la moitié de ces publications (Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part est resté pendant plus d’un mois dans la liste des meilleures ventes de la librairie Moskva). De plus, la réussite du projet de Free Fly a su attirer l’attention des géants du business national éditorial pour la littérature française, et il y a de bonnes raisons de penser que la plus grande maison d’édition russe EKSMO lancerait très prochainement sa propre collection française.

Il faudrait ajouter, pour être tout à fait juste, que l’expansion de la littérature française devrait être considérée non seulement et pas tellement comme un phénomène unique mais comme le résultat d’une renaissance générale dans notre pays de l’intérêt pour les lettres européennes : scandinaves, italiennes, allemandes, slaves. Après s’être passionné plusieurs années pour la littérature anglophone en général et américaine en particulier, le lecteur russe a commencé à réaliser qu’en réalité les auteurs européens lui étaient beaucoup plus proches que les auteurs d’Outre-Atlantique. Que les traditions qui se sont créées depuis des siècles dans le cadre de la culture européenne correspondaient mieux à la perception du monde par un Russe, et que les problèmes abordés par les écrivains européens ressemblaient beaucoup à ceux qu’il était amené à affronter quasiment au quotidien. Ce processus entamé il y a presque dix ans devient toujours plus évident et s’affirme. Si l’année dernière une quarantaine d’ouvrages français contemporains ont été traduits, cette année, en deux mois seulement, quelque 15 nouveaux livres français ont été publiés par des maisons d’édition de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Tout cela permet de nourrir un optimisme certain.
 
Il est évident que la littérature française a toutes les chances de devenir la plus demandée par les lecteurs russes parmi celles qui affluent aujourd’hui de toute l’Europe dans notre pays, alors qu’apparaissent des maisons d’édition russes se spécialisant notamment dans les traductions du français.

Galina Youzéfovitch, critique littéraire au journal Ogoniok

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