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La traduction arabe, une production éditoriale récente et mal connue par Mohamed-Sghir Janjar

mars 2017

Anthropologue, directeur adjoint de la Fondation du Roi Abdul-Aziz à Casablanca, Mohamed-Sghir Janjar dresse un état des lieux de la traduction au Maroc.


Deux facteurs ont longtemps retardé l’émergence d’une réelle activité de traduction dans le champ éditorial marocain. Le premier, d’ordre historique, tient au fait que, contrairement au Liban ou à l’Égypte où l’édition est de tradition ancienne, au Maroc cette activité culturelle et économique n’a commencé à émerger qu’au milieu des années 1980. Le second facteur, d’ordre linguistique, est commun aux pays du Maghreb dont le marché éditorial est resté globalement bilingue jusqu’aux années 1990, sous la double influence de l’édition moyen-orientale et française.

 

Ce n’est qu’après l’achèvement de l’arabisation de l’enseignement des disciplines littéraires et des sciences humaines et sociales dans les différents cycles, dont notamment le supérieur, que va apparaître une certaine demande du livre traduit, suscitée notamment par d’immenses besoins en matière de formation et de recherche.

La demande encore faible et l’exiguïté du marché du livre au Maroc, eu égard à l’absence des échanges commerciaux inter-maghrébins, explique, sans doute, le caractère balbutiant de l’édition en général et de l’activité de traduction en particulier*. À ces difficultés structurelles s’en ajoute une autre propre à la situation du livre et de la lecture dans l’ensemble du monde arabe : la rareté de données fiables. En effet, il n’existe à ce jour aucun organisme national ou régional arabe chargé d’assurer la production de données bibliographiques et statistiques crédibles sur l’activité de la traduction arabe. De telles carences se reflètent dans la Bibliographie mondiale de la traduction (Index Translationum) qu’élabore l’Unesco depuis 1932.

 

Ainsi sur les deux millions d’ouvrages traduits que répertorie cette dernière, la langue arabe ne représente que 13 418 notices, alors même qu’il se publie annuellement plus de 2 000 traductions à travers le monde arabe. Les études de chercheurs spécialisés** ou les recensements bibliographiques systématiques à l’instar de celui qu’offre le catalogue en ligne de la Fondation du Roi Abdul-Aziz, essayent depuis des années de montrer le décalage important entre les chiffres produits par les organisations arabes et internationales et la réalité arabe sur le plan éditorial en général et celui de la traduction en particulier.

 

La traduction marocaine : un secteur éditorial émergent

Sur les 16 500 notices bibliographiques recensées dans le catalogue de la Fondation du Roi Abdul-Aziz et qui sont relatives à des livres de sciences humaines et sociales traduits et publiés dans l’ensemble du monde arabe, la part du Maroc s’élève à 1 218 titres, soit 7,38 % de l’ensemble.

Et si on se limite aux cinq dernières années (2012-2016), on constate qu’en terme de traduction, leur rythme de production annuelle représente 5,38 % du volume global de l’édition marocaine toutes disciplines confondues (littérature, sciences humaines et sociales).

 

Si l’on considère les domaines, les 386 traductions publiées au Maroc entre 2012 et 2016 concernent la littérature à hauteur de 33% (18% pour les études littéraires et 15% pour les œuvres littéraires) ; les 257 titres restants, soit 67% des ouvrages traduits, se répartissent entre différents champs des sciences humaines et sociales.

Orientée essentiellement vers l’arabe comme langue cible, l’activité de traduction utilise plusieurs langues sources, mais le français représente, avec 231 titres traduits – soit 60% du total des traductions marocaines – la principale langue source et intermédiaire à partir de laquelle traduisent les Marocains. Ce fait s’explique notamment par des raisons historiques comme l’impact durable de la langue et la culture françaises depuis le protectorat (1912-1956), notamment en matière de formation des élites marocaines modernes.

 

Il faut noter cependant que si, en matière d’essais, les éditeurs publient prioritairement les traductions arabes de textes des grands penseurs français contemporains (Paul Ricœur, Jacques Derrida, Michel Foucault ou Gilles Deleuze, Edgar Morin), en littérature, les sources sont beaucoup plus diversifiées (Espagne, Portugal, Russie ou Amérique latine), avec un accent mis sur les œuvres poétiques et
romanesques marocaines (Driss Chraibi, Ahmed Sefrioui, Tahar Benjelloun, Mohamed Leftah, Abdallah Saaf, Mahi Binebine, …). La part qu’occupe la traduction des auteurs marocains de et vers les différentes langues en usage dans le pays (arabe, amazighe et français) représente près 33% (soit 110 titres) au cours des cinq dernières années, et tend à croître avec l’élargissement du lectorat arabophone.

 

Notons qu’aucun éditeur marocain ne fait de la publication des traductions sa principale activité. Ainsi, des 74 éditeurs marocains privés et institutionnels qui ont publié des traductions au cours de la période retenue ici, huit seulement ont pu produire un titre et plus, soit près de 38,5% de l’ensemble des traductions de cette période. Autrement dit, si l’on met de côté les traductions publiées à frais d’auteur (62 titres), on constate que pour la majorité des éditeurs, la traduction constitue une part secondaire, voire accessoire de leur activité.

 

Afrique Orient présente un catalogue très éclectique comportant à la fois des penseurs français contemporains (Jacques Derrida, Michel Foucault, Edgar Morin, Michel Maffesoli, François Dubet…), des regards étrangers sur la société marocaine (Charles de Foucauld, Edmond Doutté, Montaigne ou Gaspar Camps), mais aussi les travaux d’un chercheur maghrébin, N. Bouderbala, sur droit et société au Maroc. Quant au Centre culturel arabe, il utilise son ancrage au Maroc et au Liban pour mettre l’accent sur les traductions de romanciers maghrébins francophones confirmés comme Driss Chraibi, A. Djebar et surtout Tahar Benjelloun, ainsi que celles des auteurs internationaux (Dostoievski, Pessoa, Kundera). Les Éditions Toubkal poursuivent le travail commencé il y a plus de trois décennies, avec la traduction de textes importants de la modernité philosophique (Deleuze) et littéraire (A. Gide, P. Valéry, Eduardo Lawrence), et surtout les écrits de l’essayiste marocain Abdelfattah Kilito dont elles éditent la traduction des œuvres complètes.

 

Les éditeurs arabophones comme Bouregreg, Slaiki et Dar al Aman, s’intéressent essentiellement aux travaux d’histoire, de sociologie et aux relations de voyage portant sur le Maroc. Leur activité est particulièrement marquée par l’intérêt pour la traduction interne des auteurs marocains francophones et l’ouverture sur les écrits d’auteurs espagnols. Quant au Centre Mohammed VI pour le dialogue des civilisations, il s’est spécialisé dans la publication des traductions espagnoles des œuvres d’auteurs marocains contemporains.

 

La condition précaire du traducteur au Maroc

Les 386 traductions publiées au Maroc au cours des cinq dernières années ont été réalisées à 79% par des traducteurs de nationalité marocaine. Et, contrairement à la féminisation sensible que connaît l’activité de traduction dans les pays de la rive nord de la Méditerranée, au Maroc les traductrices représentent moins de 10% des acteurs de la traduction.

Activité majoritairement masculine, la traduction est aussi un métier non professionnalisé qu’on exerce accessoirement, par passion et le plus souvent pour obtenir un petit revenu complémentaire. Et ce en raison notamment de l’ineffectivité du droit d’auteur en général et du flou juridique qui entoure le statut du traducteur. Exercée généralement par des enseignants, l’activité de traduction est peu structurée, malgré l’existence de quelques petites associations de traducteurs littéraires ou de lauréats de l’École Fahd (Tanger). Ainsi, peu reconnu et très mal rémunéré, le travail de traduction n’attire pas les jeunes talents et poussent désormais les lauréats de la seule école supérieure publique spécialisée et ceux du MASTER de traduction des Facultés des lettres et sciences humaines, à se tourner vers l’Administration publique ou à s’exiler à l’étranger.

 

 

La précarité de l’activité de traduction s’illustre également sur le plan institutionnel par l’inexistence d’établissements et de programmes publics dédiés à la promotion de la traduction, et par la rareté des aides à une activité culturelle et éditoriale nécessaire, mais coûteuse et peu rentable. Excepté les quelques soutiens financiers des services culturels de l’Ambassade de France et de la Fondation culturelle arabe Croyants sans frontières (Rabat), rares sont les ressources mobilisées en faveur des projets de traduction. Il en est de même pour les Prix de reconnaissance et d’hommage au travail des traducteurs, qui se limitent au Prix du Maroc (branche traduction) décerné par le ministère de la Culture et le Prix Grand Atlas créé par l’Ambassade de France il y a 23 ans.

 

Notons cependant que les quelque 77 traductions publiées en moyenne annuellement au cours des cinq dernières années sont loin de refléter la contribution des Marocains à la dynamique que connaît la traduction arabe depuis plus de 15 ans. En effet, une bonne partie des 1 500 ouvrages traduits et publiés au Moyen-Orient et dans les pays du Golfe est assurée par des traducteurs marocains, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres françaises. Ainsi, après avoir été longtemps un marché périphérique du livre libanais et égyptien, le Maroc exporte de plus en plus ses auteurs et traducteurs sur le marché éditorial de l’Orient arabe.

 

* Les données statistiques et bibliographiques utilisées dans ce bref panorama de la traduction marocaine sont puisées dans la base de données de la bibliothèque de la Fondation du Roi Abdul-Aziz pour les Études islamiques et les Sciences humaines (Casablanca) : www.fondation.org.ma

** C’est le cas notamment des travaux de Richard Jacquemond, "Les Arabes et la traduction : petite déconstruction d’une idée reçue"» in La Pensée de midi, n° 21, 2007, pp. 177 - 184.



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