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Bande dessinée : pas fous, ces Roumains ! Par Didier Pasamonik

avril 2013

De Pif à Tintin, la bande dessinée francophone a droit de cité en Roumanie, où une nouvelle génération de créateurs commence pour sa part à publier en France.

Si l’on en croit Dodo Niţǎ et Mircea Arapu, auteurs d’un Dictionnaire de la bande dessinée roumaine publié en français (Éditions du Taupinambour, 2010), le premier personnage de BD vraiment connu en Roumanie est Haplea, scénarisé par l’écrivain Nicolae Batzaria et animé par les dessinateurs Martin Lorda et Pascal Rǎdulescu. Le succès de cette série fut tel, qu’un dessin animé en avait été tiré en1927, de même qu’une pièce de théâtre en 1938.

 

Le Journal de Mickey y est publié à la Libération (1944), mais sa parution s’arrête avec l’arrivée du régime communiste en décembre 1947, lequel va sérieusement entraver le développement de la BD dans ce pays. Ainsi, l’un de ses dessinateurs et scénaristes les plus prometteurs, Neagu Rǎdulescu, créateur du personnage du Soldat Neaţǎ (1939), se retrouve-t-il interdit de publication pendant vingt ans pour avoir envoyé son héros combattre les bolcheviks…

 

La création roumaine reprend à la mort de Staline, en 1953. On voit arriver en Roumanie les invendus du journal Vaillant (et plus tard Pif Gadget), soutenu par le parti communiste français. L’accession de Nicolae Ceauçescu au pouvoir en 1965 permettra le développement d’une production locale aux thèmes socialistes affichés, tandis qu’en 1970, les magazines Cutezǎtorii et Pif Gadget organisent un concours présidé par le créateur de Pif en personne : José Cabrero Arnal. Sur 4 100 candidats, 230 sont "diplômés" et vingt d’entre eux figurent aujourd’hui parmi les dessinateurs professionnels les plus réputés du pays. Vers la fin des années 1970, les premiers créateurs roumains publient en France. Ivas Anghel édite à petit tirage une histoire de SF, Après l’Apocalypse, chez l’éditeur belge Michel Deligne (1979).

 

Plus significative encore est la carrière du dessinateur Mircea Arapu, établi en France depuis décembre 1978. En avril 1980, il publie la revue de BD Peur, où figurent à côté de ses propres travaux ceux de ses compatriotes Ivas Anghel et Valentin Tănase. Claude Moliterni lui demande d’écrire le chapitre sur la Roumanie dans son Histoire mondiale de la Bande dessinée (Pierre Horay, 1980). La même année, il publie la BD érotique Le Parfum qui rend fou (éd. Dominique Leroy) et se fait inviter par le festival d’Angoulême. À partir de 1981, il devient un contributeur régulier de Pif Gadget, dessinant une trentaine d’épisodes d’Arthur le fantôme justicier, mais aussi de Pif et Hercule ou Placid et Muzo (actuellement en album aux éditions Taupinambour) jusque dans sa nouvelle formule entre 2005 et 2009.

 

Avec la chute de Ceauçescu en 1989, la BD roumaine s’ébroue, paraissant dans les grands journaux. Pif est publié, traduit en roumain cette fois, pour 13 numéros. On peut y lire Rahan, Les Chroniques de la Lune noire, Lanfeust, XIII, Gai-Luron, Achille Talon, Corinne et Jeannot, Astérix, Lucky Luke… Depuis, la production locale voisine avec les traductions étrangères.

 

Des échanges fertiles et constants

Parmi les éditeurs de BD roumains les plus importants, on compte Adevarul Holding, qui a édité entre 2010 et 2011 pas moins de 56 numéros de la revue hebdomadaire Rahan, reprenant la quasi-totalité des aventures du "fils des âges farouches".

L’autre personnage qui porte haut la mèche blonde, c’est Tintin édité en Roumanie par… un Français, André Szacvary, patron de MM Europe, qui a publié depuis 2006 pas moins de 17 épisodes des aventures du reporter belge sur les 23 albums existants (voir plus bas).

 

Dans le registre des héros belges internationaux, Les Schtroumpfs ne sont pas en reste. Les lutins bleus de Peyo sont publiés depuis 2012 par les éditions Mediadocs, aussi bien en BD qu’en livres illustrés pour la jeunesse. On trouve aussi chez cet éditeur la revue Garfield, un mensuel qui compte 40 numéros à ce jour et rivalise en kiosque avec les publications de la fondation danoise Egmont, Donald Duck, Tom et Jerry et Spider-Man, dont la filiale roumaine édite aussi les albums d’Astérix.

 

L’édition alternative aussi

À côté de tous ces classiques, on remarquera la présence des éditions Art, qui publient quelques œuvres alternatives françaises et internationales avec l’aide financière de l’ambassade de France, notamment Persepolis et Broderies de Marjane Satrapi (L’Association), Maus d’Art Spiegelman (Flammarion) ou encore Stigmates de Lorenzo Mattotti (Casterman).

Le marché, en constante progression depuis 2007, est passé de deux titres publiés par an à une douzaine, sans compter les prépublications dans les revues. Les tirages restent exigus : entre 1 000 et 2 500 exemplaires ; seul Rahan, paraît-il, dépasserait les 15 000 exemplaires vendus au titre.

 

L’activité se développe singulièrement autour du Salon international de la bande dessinée de Constantza, ville portuaire sur le bord de la mer Noire, qui a été fondé par Dodo Niţǎ et en est à sa 22e édition. Mais les manifestations, petits festivals et expositions se multiplient dans tout le pays, à Bucarest, Iasi, Cluj, Sibiu ou Craiova. On y remarque une présence constante des auteurs francophones, notamment grâce au soutien de l’ambassade de France ou de Wallonie-Bruxelles International. Enfin, le fonds d’un musée de la bande dessinée se constitue à Bucarest, dirigé par le dessinateur de bande dessinée Alexandru Ciubotariu.

 

Présence des auteurs de BD roumains en France

Une "école roumaine" trouve de plus en plus sa voie dans notre pays, en particulier sous la bannière des éditions Soleil, avec Augustin Popescu (qui a fait paraître chez cet éditeur deux tomes des Carnets Secrets du Vatican, sur un scénario de Novy, et deux autres de La Rose et la Croix, sur un scénario de Nicolas Jarry et France Richemond) et Cristian Pacurariu (Le Testament des siècles, avec Nicolas Jarry et Henry Loewenbruck, et Assassin, sur un scénario d’Olivier Peru). Le frère d’Augustin, Dan Popescu, a réalisé le storyboard de 12 albums de L’Histoire de la France en BD pour les Nuls (scénario de Laurent Queyssi et Jean-Joseph Julaud) chez First Editions, tandis que Calin Stoicanescu signe une Histoire de Jésus chez l’éditeur religieux belge CRIABD.

 

Enfin, la jeune garde est présente, notamment au Salon du livre de Paris, avec deux jeunes auteurs : Alex Tamba, dont la publication d’albums est le fruit une collaboration franco-roumaine entre les éditions Mandragora et Casterman (Sidi Bouzid Kids, chez Kstr/Casterman, sur un scénario d’Éric Borg ); de même qu’Ileana Surducan, présente sur la Toile grâce au site "30 jours de BD", qui a prépublié Eduardo le renardeau (scénario de Shuky) puis Le Cirque – Journal d’un dompteur de chaises, édités en albums chez Makaka, tandis qu’un autre de ses ouvrages, L’Ami interdit (scénario de Vincent Dumas), est paru aux éditions Caïman.

 

 

Passion Tintin

 

Dodo Niţǎ doit sa connaissance du français à la bande dessinée. Il apprend en effet à lire la langue de Voltaire dans les fascicules de Pif Gadget. À vingt ans, Niţǎ découvre quelque deux cents albums dans la bibliothèque de son université : les grands classiques d’alors, forcément franco-belges, comme Tintin, Spirou, Blake et Mortimer, Gaston Lagaffe, Les Schtroumpfs… Des trésors! Il trouve, en les lisant, que l’album de Tintin, Le Sceptre d’Ottokar, ressemble à s’y méprendre à une évocation de son pays… Depuis, sa passion pour le reporter à la houppe ne le quitte plus.

 

Les Roumains n’ont pas la chance des lecteurs francophones : seuls quelques titres d’Hergé sont traduits dans ce pays. Dodo Niţǎ finira par obtenir les droits de Tintin, soutenu par un homme d’affaires français, publiant les premiers titres du reporter belge – dont il assura la traduction –  avec un tirage de 2 000 exemplaires.

Niţǎ, éminent spécialiste de la BD dans son pays (il est l’auteur d’une Histoire de la bande dessinée roumaine et du Dictionnaire de la BD en Roumanie), a même écrit un essai sur Tintin : Tintin en Roumanie qui défend la thèse, solidement étayée et parfaitement crédible, que ce pays est l’inspirateur de la Syldavie. Une inspiration qui lui serait venue suite à une visite du créateur de Tintin au pavillon roumain de l’Exposition internationale des arts et des techniques de Paris en 1937.


Didier Pasamonik, journaliste

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