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Éditer de la littérature japonaise en France

avril 2012

par René de Ceccatty, écrivain et traducteur.
L'imaginaire japonais a été lent à pénétrer dans la culture européenne. En France, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que la littérature, prise dans un mouvement général de
« japonisme », commence à intéresser les lettrés.

Si l’on procédait à une enquête pour mesurer la connaissance qu’ont les Français de la littérature japonaise, il y aurait peu de chances que l’on obtienne le nom des deux prix Nobel japonais : Yasunari Kawabata (1968) et Kenzaburô Ôé (1992). Murasaki Shikibu (973-1014) et le titre de son chef-d’œuvre, pourtant premier « roman » de la littérature mondiale, Genji monogatari, ne seraient probablement jamais nommés. Et le fait que le japonais soit désormais la deuxième langue à être traduite en français, après l’anglais bien entendu, n’a pas changé grand-chose. Car cette récente progression n’est pas due à un engouement pour la littérature, mais à la popularisation des mangas.
 
L’imaginaire japonais a été lent à pénétrer dans la culture européenne
Néanmoins, les grandes œuvres classiques ont presque toutes été traduites dans les années 1970 par René Sieffert, dans sa maison d’édition Publications Orientalistes de France, rachetée plus tard par Verdier. Les « classiques contemporains », tels Mori Ôgai (1862-1922), Natsumé Sôseki (1867-1916) ou Nagai Kafû (1879-1959) ont commencé par être traduits dans la collection « Connaissance de l’Orient », de l’Unesco, dirigée par René Étiemble et hébergée par Gallimard, dès les années 1960. Et les écrivains récents depuis l’après-guerre, de Kawabata (1899-1972) à Banana Yoshimoto (née en 1964) ou Haruki Murakami (né en 1949), sont parfois de véritables phénomènes de vente.
 
Depuis longtemps déjà, deux œuvres japonaises se détachent, plus particulièrement prisées des lecteurs français : L’Éloge de l’ombre de Tanizaki (traduit et publié par René Sieffert en 1977) et Les Notes de l’oreiller ou Notes de chevet de Sei Shônagon (965-1013), traduites assez tôt chez Stock (en 1928) et retraduites chez Gallimard en 1966.
 
La connaissance de la littérature japonaise a été tardive. Le Japon s’est fermé entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XIXe siècle, où l’Américain Matthew Perry tente de forcer les relations diplomatiques. L’arrivée des jésuites portugais, à la suite de saint François Xavier (1506-1552), a été rapidement découragée par la persécution de convertis. Les liens avec l’économie hollandaise, plus tardifs, et les intrusions de scientifiques de toutes origines ont été combattus et le pays s’est fermé. Contrairement aux autres littératures européennes, qui circulaient rapidement en langue française, contrairement même aux littératures chinoise et indienne, importées par les religieux et les commerçants, la pensée, la poésie, la religion et l’imaginaire japonais ont été lents à pénétrer dans la culture européenne.
 
Le mouvement général du japonisme
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que la littérature, prise dans un mouvement général de « japonisme », commence à intéresser les lettrés. Parallèlement aux peintres, des écrivains comme Huysmans, Zola, Proust, Loti construisent un « fantasme japonais », qui n’est pas fondé sur une connaissance de la culture, mais sur une image sommairement tracée.

En ce qui concerne la traduction proprement dite, Judith Gautier, fille de Théophile, est considérée comme l’introductrice de la poésie japonaise. En 1885, elle publie Poèmes de la libellule, chez Gillot. Il s’agit de traductions qu’elle rédige avec l’aide de Kanemochi Saionji. Elle a découvert l’art japonais à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Pierre Loti (1850-1923) contribuera beaucoup à l’expansion du japonisme, par des publications orientalisantes : Madame Chrysanthème (1887) ou Japoneries d’automne (1889). Mais c’est surtout Paul Valéry et Paul Claudel qui manifesteront le désir sérieux de connaître cette culture. Valéry avait rencontré une surprenante jeune femme, fille d’une Lyonnaise et d’un Japonais, Kikou Yamata, qui décida de traduire des poèmes. Sur des lèvres japonaises paraît en 1924, au Divan. Elle traduisit également des extraits du Genji monogatari (Plon, 1928) et publia des romans à succès, écrits en français.
 
C’est le tremblement de terre de 1923 qui avait attiré les regards vers le Japon. On sait aussi l’importance qu’eut Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Tôkyô, pour rendre la France sensible à la poétique japonaise, notamment avec Cent phrases pour éventails (rédigé en 1926-1927, mais publié en 1942). D’autres anthologies avaient paru ou paraîtraient (celles de Michel Revon en 1910, de Georges Bonneau en 1935, de Gaston Renondeau en 1971). En 1925, Marc Logé, traducteur des œuvres de Lafcadio Hearn, publia une traduction des Journaux de Cour du Japon ancien (repris chez Picquier en 1998).
 
Des collections françaises s’ouvrent au monde romanesque japonais
L’après-guerre, plus généralement, avec la tragédie mondiale de Hiroshima, va renouveler la curiosité française. Dans les années cinquante et soixante, chez Albin Michel et Gallimard, paraissent les romans de Kawabata, Tanizaki (1886-1965), Mishima (1925-1970). Dans les années soixante-dix, sous l’impulsion d’André Bay, les œuvres de Yasushi Inoué (1907-1991), dont Le Fusil de chasse connaît un immense succès, de Kôbô Abé (1924-1993), avec sa célèbre Femme des sables, et de Kenzaburô Ôé (Une affaire personnelle, 1971) sont traduits dans le « Cabinet cosmopolite » de Stock. Plus tard, les deux films La Ballade de Narayama (1983) et Pluie noire (1989) de Shôhei Imamura feront découvrir les livres remarquables dont ils sont tirés, écrits par Shichirô Fukazawa (1914-1987) et Masuji Ibusé (1898-1993).

Le cinéma japonais (Mizoguchi, Kurosawa, Kinugasa, qui obtient la Palme d’or à Cannes en 1953) donna une impulsion aux traductions dans les années cinquante. Mais, à la fin des années soixante-dix, malgré le renouveau qu’apportaient Kôbô Abé ou le futur prix Nobel Kenzaburô Ôé, la situation stagnait. Tanizaki, Kawabata et Mishima dominaient la scène. Marguerite Yourcenar et André Pieyre de Mandiargues, en traduisant le théâtre de Mishima, respectivement avec l’aide de Jun Shiragi et Nobutaka Miura, participent à l’élaboration d’un mythe Mishima.

Au début des années 1980, les Éditions de la Différence, dirigées par Joaquim Vital et Colette Lambrichs, publient en 1982 l’anthologie classique, Mille ans de littérature japonaise, que nous avons cosignée avec Ryôji Nakamura, celle-ci comportant des œuvres intégrales ou partielles alors inédites ; tandis que Le Calligraphe, fondé par Philippe Picquier, faisait paraître Neuf nouvelles japonaises (1984), traduites par Serge Elisséev. Pour Philippe Picquier, qui rebaptisera sa maison d’édition de son propre nom, c’est le début d’une énorme entreprise de traduction.
 
Avec Ryôji Nakamura, bénéficiant de la confiance de Yannick Guillou, alors directeur de la collection « Du Monde entier », nous avons pu traduire pour Gallimard un certain nombre d’ouvrages, parmi lesquels plusieurs romans d’Ôé et d’Abé, de Tanizaki, Mishima, Fumiko Enchi. Les éditions Rivages ont accueilli les traductions que nous avons faites de Natsumé Sôseki, dont n’avaient été traduits chez Gallimard que Pauvre cœur des hommes (Kokoro) et Je suis un chat. Oreiller d’herbes connaît alors un très grand succès.
Toujours dans les années 1980-1990, des numéros spéciaux (dans Critique, Esprit, Corps Écrit, Le débat) sont consacrés au Japon, à l’occasion de rétrospectives et d’expositions*.
  
Et les essais se multiplient (Regards d’encre de Jean Pérol, Un siècle de romans japonais de Georges Gottlieb). Des « Pléiades » sont lancées sur Tanizaki, notamment. Fayard publie la monumentale Histoire de la littérature japonaise de Shûichi Katô et l’œuvre de Kenji Nakagami (1946-1992). Gallimard, Autrement, Picquier et le Rocher proposent des anthologies de poèmes et de nouvelles.
Au milieu des années 1990, Rose-Marie Makino-Fayolle crée sa collection des « Lettres japonaises » chez Actes Sud et fait de Yôko Ogawa un véritable phénomène en France. Elle traduit et publie de nombreux autres auteurs (dont Akira Yoshimura et Hikaru Okuizumi). À la même période, le Seuil, avec Vincent Bardet et Anne Sastourné, puis moi-même, publie entre autres Haruki Murakami, Taeko Kôno, Kunio Ogawa, Yûko Tsushima, Nao-Cola Yamazaki, Hitonari Tsuji (qui avait obtenu, au Mercure de France, le prix Fémina étranger en 1999), Minako Ôba et Yoshikichi Furui.
Au début des années 2000, nouvel élan. Au Rocher, Frédéric Brument et Racha Abazied font, dans deux collections, traduire de grands « oubliés », en proposant à leur tour des anthologies. Aux Belles Lettres, Emmanuel Lozerand s’intéresse aux romanciers du début du XXe siècle (Higuchi Ichiyô, Mori Ôgai) et aux philosophes de la même période.
 
À ce rapide panorama, il faut ajouter une littérature populaire (mangas chez Casterman et au Seuil et romans de fantasy chez Glénat) et deux phénomènes plus récents : l’engouement pour les haïkus, dont d’innombrables anthologies existent (« Poésie » Gallimard,  « Points » Seuil, Verdier), et pour les romans policiers (Natsuo Kirino au Seuil, Keigo Higashino chez Actes Sud, Seishi Yokomizo chez Denoël, Seichô Matsumoto chez Picquier, etc.).
 
Si on lie l’intérêt d’une culture pour une autre à des événements sociétaux, économiques ou politiques, il est certain que le drame à la fois naturel et économique de la centrale nucléaire de Fukushima, consécutif au séisme du 11 mars 2011, a ravivé les lumières portées sur la culture japonaise.

* Un numéro spécial de la NRF sera consacré en mars 2012 au Japon, sous la direction de Philippe Forest (ndlr).
 

René de Ceccatty, écrivain et traducteur

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