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Présences de la littérature nordique en France

avril 2011

Le nord de l’Europe apparaît trop souvent comme un ensemble historiquement et linguistiquement homogène – ce qu’il n’est pas. Peuples, cultures, traditions diffèrent notablement, de l’Islande à la Finlande. L’histoire de leur influence et de leur rayonnement européen, également. Panorama de ces littératures et de leur présence en France.
Avant toute chose, il faut revenir sur un certain nombre d’idées reçues. En effet, le nord de l’Europe apparaît trop souvent comme un ensemble historiquement et linguistiquement homogène – ce qu’il n’est pas. Peuples, cultures, traditions diffèrent notablement, de l’Islande à la Finlande. L’histoire de leur influence et de leur rayonnement européen, également. Et s’il est juste de considérer, comme le fait Régis Boyer dans son Histoire des littératures scandinaves (Fayard, 1996), que l’Islande, le Danemark, la Norvège et la Suède participent d’un même ensemble culturel et artistique, le cas de la Finlande est notablement à part. Mais à l’intérieur même de cet ensemble, il faut noter que les destins de la Suède et du Danemark diffèrent. Les deux royaumes s’affirmant vite comme des États modernes et tournés vers l’extérieur, leurs littératures en profiteront.
 
 
Avant le XIXe siècle
À l’origine, pourtant, c’est à l’extrémité occidentale de l’Europe qu’il faut revenir, l’Islande. Autour de l’an mille, une même langue unit les peuples germaniques installés sur le plateau scandinave, la péninsule danoise et leurs colonies de l’Atlantique : îles Féroé, Groenland, Islande. Cette langue, le vieux norrois, se fixe, pour des raisons diverses, sur cette dernière, principalement peuplée par des colons norvégiens au xe siècle, qui établissent dès cette période un Parlement, l’Alþing, et un État libre. Cette société viking de quelques milliers de pêcheurs, d’agriculteurs et de guerriers pose également les premières pierres d’une littérature raffinée, abondante et originale : celle des « eddas » et des « sagas », dont l’influence fut déterminante pour la culture scandinave. Ces textes, d’une rare sophistication, dominent en effet la culture médiévale de ces pays et sont connus des lettrés et des savants européens.
La soumission de l’Islande à la Norvège, puis au Danemark, à la fin du Moyen Âge, sonne pourtant le glas de ce miracle artistique – et de la première vague littéraire nordique de l’histoire. La période suivante est moins faste. Les écrivains et les dramaturges scandinaves s’inscrivent progressivement dans le mouvement général des lettres européennes, s’inspirant très largement des traditions allemande, française et anglaise, notamment. Seul Ludvig Holberg (1684-1754) semble aujourd’hui se distinguer – et encore est-il trop souvent connu comme « le Molière du Nord », ce qui n’est pas faux, même si cette définition est très imparfaite. Le cas de cet auteur de théâtre (mais pas seulement) est cependant exemplaire, car né à Bergen, en Norvège, il a surtout vécu à Copenhague. Ses œuvres sont aujourd’hui revendiquées tout autant par les littératures danoise et norvégienne. Plusieurs fois traduit en français, mais avec des fortunes diverses, notamment dans les années 1960 et au début des années 2000, il illustre l’union politique mais aussi linguistique du Danemark et de la Norvège – qui ne deviendra indépendante qu’en 1814.
 
 
Les premiers auteurs nordiques en français
Il faut attendre le XIXe siècle pour assister à un certain renouveau de la littérature nordique, en deux temps. Si les romantiques bénéficient à leur époque d’une certaine audience, notamment régionale, il n’est qu’un seul auteur avant 1850 dont la renommée est mondiale – et qui demeure aujourd’hui l’un des auteurs les plus lus et les plus vendus de l’histoire : le Danois Hans Christian Andersen (1805-1875), romancier et auteur de pièces de théâtre. Ses Contes, publiés dès le milieu des années 1830, sont immédiatement traduits en allemand, en français, en anglais, en russe, en suédois, etc. D’une profonde originalité, ceux-ci ont la particularité de s’écarter du modèle des contes populaires en vigueur et de s’adresser également aux enfants et aux adultes. Les différentes éditions françaises l’attestent, Andersen accompagnant notamment les débuts de l’édition pour la jeunesse hexagonale, mais pas seulement – et loin de là.
L’autre grande figure littéraire de l’époque, le Danois Søren Kierkegaard (1813-1855), est philosophe, mais ses talents d’écriture sont ceux d’un écrivain. La diffusion de ses œuvres sera cependant plus lente. En France, c’est au cours du XXe siècle, porté par la lecture qu’en font les existentialistes, notamment, qu’il sera vraiment connu – traduit et retraduit sans interruption, depuis.
 
La fin du XIXe siècle voit la deuxième vague littéraire nordique déferler jusqu’en France, avec des auteurs rapidement reconnus comme de très grandes figures européennes : le Suédois August Strindberg (1849-1912), le Norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) ou encore le Danois Jens Peter Jacobsen (1847-1885). La renommée de ce dernier, à la différence des deux dramaturges précités, sera cependant plus grande en Allemagne (où ses admirateurs sont nombreux, de Rainer Maria Rilke à Thomas Mann, en passant par Sigmund Freud). Cette période de l’histoire littéraire scandinave, remarquablement féconde, est périodiquement revisitée en traduction française, avec les œuvres du Danois Henrik Potoppidan (1857-1943), du Norvégien Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910), voire du Finlandais d’expression suédoise Johan Ludvig Runeberg (1804-1877), encore largement ignoré en France, malgré tout.
 
 
Le XXe siècle
Dans la foulée, une autre génération s’impose à toute l’Europe, dominée par trois figures distinguées par le prix Nobel – dont les romans sont rapidement traduits en français. La Suédoise Selma Lagerlöf (1858-1940) est surtout connue aujourd’hui pour Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson, mais il ne faudrait pas oublier ses romans. Dans un autre genre, le Norvégien Knut Hamsun (1858-1952) connaîtra de grands succès en France, avec Faim ou Pan. La persistance de ses romans dans l’édition française est remarquable, tout comme l’est la relative éclipse de ceux de la Norvégienne Sigrid Undset (1882-1949), à la fin du XXe siècle, heureusement réédités aujourd’hui (chez Stock).
Depuis cette époque, la littérature scandinave est constamment présente dans l’édition et les librairies françaises, dans tous les genres mais surtout le roman, avec des fortunes diverses. Ainsi le mouvement « prolétaire » ou « ouvrier » qui domine l’entre-deux-guerres est-il globalement peu lu en France, en dépit du succès tardif et notable du Suédois Vilhelm Moberg (1898-1973) dans les années 1990 (aux éditions Gaïa). En revanche, la renommée mondiale de la Danoise Karen Blixen n’aura pas épargné la France, en dépit de traductions plus ou moins aléatoires (par le truchement de l’anglais, notamment), dont une édition remarquable de La ferme africaine (Gallimard, 2005) a encore récemment vu le jour. Parmi les autres écrivains lus et traduits en France, il faut citer notamment les Suédois Pär Lagerkvist (1891-1974) et Stig Dagerman (1923-1954), l'Islandais Halldor Laxness (1902-1998) ou les Danois Thorkild Hansen (1927-1989) et Henrik Stangerup (1937-1998).
 
 
Un second souffle
Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, on peut considérer qu’en France la littérature nordique n’arrive qu’au compte-gouttes. Elle manque alors de traducteurs et de passeurs, en dépit de quelques exceptions. Peu de maisons d’édition s’y consacrent ; et certains courants, comme les absurdistes danois, par exemple, ou certains auteurs, comme le Féringien William Heinesen (1900-1991), sont oubliés – et redécouverts par la suite. À une exception près peut-être, en ce qui concerne la littérature jeunesse, largement portée par la figure d’Astrid Lindgren (traduite dès les années 1960).
La situation change radicalement au cours des années 1980 et, surtout, des années 1990. Portée par une nouvelle génération de traducteurs et de spécialistes (parmi lesquels l’influence d’un Régis Boyer est indéniable), relayée par des maisons d’édition (Actes Sud, Circé, Gaïa), la littérature scandinave connaît un essor remarquable en France. Largement avant le succès du roman policier, il se caractérise par la publication d’œuvres contemporaines (ainsi le Suédois Per Olov Enquist ou la Norvégienne Herbjørg Wassmo), mais également le rattrapage d’œuvres qui le sont un peu moins (comme pour le Danois Jørn Riel, dont la traduction souffre d’un décalage d’une vingtaine d’années quand elle commence), voire nettement moins (ainsi Vilhelm Moberg).
 
La littérature finlandaise d’expression finnoise emboîte le pas à ce mouvement général, alors qu’auparavant sa traduction en français était parcellaire, pour ne pas dire lacunaire, ou absente, à l’exception du Kalevala d’Elias Lönnrot (1802-1884), publié pour la première fois en France en 1845. En cause, probablement des raisons historiques, mais aussi linguistiques, la langue finnoise n’appartenant pas à la famille germanique comme les langues scandinaves, ni à l’indo-européenne, d’ailleurs. Si la proximité culturelle, notamment avec le voisin suédois, est évidente, la Finlande participe en partie d’une tout autre réalité littéraire. Et avant Arto Paasilinna, dont l’œuvre est abondamment traduite, seule Tove Jansson (1914-2001) accède à une notoriété mondiale, en littérature jeunesse (avec les fameux « Moumines »), et ce n’est pas sans raison puisqu’elle appartient à la minorité suédophone…
 
Depuis les années 1990, le roman policier nordique a changé la donne éditoriale – en France comme en Europe – pour tous les pays nordiques, Finlande comprise. Le succès des romans des Suédois Henning Mankell (traduit dès 1992, au Seuil) et Stieg Larsson (les trois tomes de Millenium paraissent en 2006-2007 chez Actes Sud) poussent d’autres éditeurs français à rechercher leur auteur de polar venu du nord de l’Europe. Certains sont remarquables, en effet, comme l’Islandais Arnaldur Indriðason (Métailié) ou les Norvégiens Gunnar Staalesen (Gaïa) et Jo Nesbø (Gaïa, puis Gallimard). Depuis le début des années 2000, le mouvement s’accélère, le nombre de traductions annuelles a plus que doublé. Une analyse plus fine démontre cependant que Danemark, Norvège et Suède fournissent toujours le plus gros des auteurs, comme c’est le cas depuis le début du XXe siècle. 
 
 
Le rôle des passeurs
Cependant, ce mouvement n’est pas le fait du hasard, ni le fait du seul roman policier. Les passeurs et les agents secrets des lettres scandinaves sont plus actifs et plus nombreux qu’auparavant. Au premier rang desquels il faut citer les traducteurs : Régis Boyer (à qui l’on doit les deux « Pléiades » des Sagas islandaises et des Œuvres de Hans Christian Andersen), Philippe Bouquet (traducteur d’Harry Martinson, Jan Guillou, Kjell Westø, Carl-Henning Wijkmark, entre autres), Terje Sinding (Henrik Ibsen, Jon Fosse, Per Pettersson), Elena Balzamo (August Strindberg, Hjalmar Söderberg, Kerstin Ekman), Éric Eydoux (Knut Faldbakken, Bergljot Hobaek Haff, Henrik Ibsen, Tove Nilsen, Tarjei Vesaas, Herbjørg Wassmo), Alain Gnaedig (Karen Blixen, Jens Christian Grøndahl, Carsten Jensen, Øystein Lønn), Jean-Baptiste Coursaud (Carl Frode Tiller, Sara Stridsberg, Hanne Orstavik, Lars Saabye Christensen), Éric Boury (Einar Már Guðmundsson, Sjón, Arnaldur Indriðason, Jón Kalman Stefánsson), Catherine Eyjólfsson (Steinunn Sigurdardottir, Audur Ava Ólafsdóttir), etc.
 
À cette dernière liste, qui s’allonge tous les ans, il faudrait en ajouter une autre, tout aussi essentielle, puisqu’il s’agit de celle des éditeurs. En effet, certaines maisons d’édition françaises généralistes, comme Actes Sud, Gallimard, Lattès ou Stock, poursuivent une vraie politique d’auteurs scandinaves, épaulées par de plus spécialisées : Gaïa ou Circé. Le rôle des départements d’études nordiques à Paris IV et à l’université de Caen, la création d’un festival comme celui des Boréales (depuis 1991), ou encore le soutien important des systèmes nordiques d’aide à la traduction (notamment en Norvège) sont également loin d’être négligeables.
 
Le foisonnement de traductions littéraires du Danemark, de Finlande, d’Islande, de Norvège et de Suède n’est pas un feu de paille. Il précède et nourrit cette édition 2011 du Salon du livre de Paris. Le succès de ces auteurs, sur presque trois générations successives – depuis Per Olov Enquist et Herbjørg Wassmo jusqu’aux très jeunes Sara Stridsberg ou Sofi Oksanen (prix Femina 2010), en passant par Jens Christian Grøndahl ou Lars Saabye Christensen –, promet de beaux lendemains.

Nils C. Ahl

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