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La littérature turque en français : un mariage de raison

mars 2010

Analyse du progressif succès de la littérature turque en France, par Timour Muhidine, professeur de littérature turque et directeur de collection chez Actes Sud.
La littérature turque est née d’une langue réformée et fait parfois l’objet d’un malentendu : les lecteurs français peuvent croire qu’elle n’est que le prolongement de la littérature ottomane…
 
En réalité, si elle poursuit parfois les avancées qu’avait connues la littérature de langue turque dans l’Empire ottoman (et à Istanbul existaient aussi les littératures grecque et arménienne ainsi qu’un puissant courant de litttérature francophone), c’est essentiellement en tant que rupture syntaxique, lexicale et bien entendu littéraire, ne serait-ce qu’à travers l’abandon du mètre classique ou des formes poétiques héritées de la littérature de cour, qu’elle cherchera désormais à se définir. Si les premiers textes modernes (romans, nouvelles et poésie dite « syllabique ») paraissent avant l’avènement de la république en 1923, le processus de mise en place de cadres modernes dans la littérature, tout comme dans les structures éditoriales, passe par les réformes des années 1920 et 1930 ; au cours des années 1940, puis au cours d’étapes correspondant à des tranches de dix ans, on la voit s’acheminer vers toujours plus de modernité…

Prémisses
Après la période des Orientalistes français du XIXe siècle, qui traduisent très peu de littérature (et en cela se différencient de leurs contemporains allemands), on constate que ce sont des Ottomans exilés, très souvent des Arméniens de Turquie, qui se préoccupent de diffuser la nouvelle littérature : et ce n’est pas un hasard s’ils choisissent le français, langue de référence des élites, pour présenter aux Européens les auteurs qui ont transformé le visage de la littérature ottomane. Ainsi, le Mercure de France accueille-t-il en 1905 une Anthologie de l’amour turc qui, malgré un titre racoleur, présente un panorama des poètes classiques mais aussi des réformateurs apparus depuis 1839, Namik Kemal ou Tevfik Fikret par exemple.
 
Dans les années suivantes, les traductions restent rares et les textes turcs (moins d’une dizaine jusqu’en 1950) prennent plutôt la forme d’adaptations ou de textes réécrits par les Turcs francophones qui ne donneront q’une vision très réduite de la production turque. On peut mentionner Edmond Saussey, brillant jeune turcologue très tôt disparu, qui donne une remarquable anthologie : Prosateurs turcs contemporains, parue en 1935 à Istanbul et à Paris (éditions De Boccard). Cette vision savante et exhaustive reste exceptionnelle et, malgré l’excellent appareil critique ou les notices de présentation des auteurs, elle ne débouche sur aucune entreprise éditoriale.

La chose la plus frappante reste l’absence d’intérêt pour les grands romanciers qui commencent pourtant à recueillir un écho international : ni Resat Nuri Güntekin, ni Peyami Safa, ni encore Ahmet Hamdi Tanpinar, ne sont présentés ou traduits. Seul Nâzim Hikmet (1902-1963) sera très tôt « repéré » et plusieurs poèmes publiés dans des revues comme Soutes ou Commune… Il semble que ce lent processus indique à la fois le manque de relais en France et la réticence occidentale à « voir » les productions en prose d’un pays de grande tradition poétique. Bref, une mise en application d’un cliché dominant et le maintien d’un rideau assez opaque face à un pays dont on feint de croire qu’il ne connaît qu’une renaissance politique. Le déplacement en Turquie ne pourrait-il pallier cette ignorance ? Les voyageurs (et voyageuses), fort nombreux dirigent leur intérêt tout entier vers les réformes kémalistes ; de nombreuses rencontres ont lieu avec des idéologues et des essayistes mais les écrivains sont négligés.
 
Outre des journalistes bien informés, il faudra attendre le voyage de Philippe Soupault en 1949, mandaté par l’Unesco pour une enquête sur la culture vivante des pays méditerranéens, pour qu’ait lieu à Ankara une rencontre entre un auteur français et la jeune génération de poètes : Orhan Veli et sa revue Yaprak. Néanmoins, cette connaissance ne débouche pas sur un courant de traductions en français. On voit donc plusieurs Turcs s’autotraduire ou perpétuer une tradition de francophilie « mystique » : Resat Nuri Darago, relayé par divers organes de presse francophones à Ankara et Istanbul, l’essayiste Sabahattin Eyüboglu, premier traducteur de Nâzim Hikmet en français (sous le pseudonyme de Hasan Güreh) puis Nimet Arzik qui, elle, publiera plusieurs choix de poèmes chez Gallimard à partir de 1953.
 
 
Less intellectuels communistes à la rescousse
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, une nouvelle étape de la traduction correspond à l’identification entre littérature turque et opposition politique. Ce courant pourra efficacement s’ancrer en France à la faveur de la présence d’étudiants et d’intellectuels exilés qui contribueront, tout en assurant le lien avec les auteurs de passage, à présenter et traduire ce qu’ils considèrent comme novateur dans leur littérature.
 
Par ailleurs, ce sont surtout les revues Europe et Les Lettres françaises, à travers les goûts de Louis Aragon et du jeune Charles Dobzynski, qui rendront compte des difficultés des auteurs turcs de gauche à faire entendre leur voix dans un monde scindé en deux par la guerre froide. La Turquie se veut « bastion de l’Occident », mais une partie importante de sa jeunesse intellectuelle rêve de réformes socialistes ! Qui mieux que le poète Nâzim Hikmet incarnera l’internationalisme de la grande culture communiste ? Ce sont tout d’abord les éditeurs Français Réunis qui vont publier les poèmes de Hikmet en 1951, puis en 1957, 1961 et enfin 1964, avec une Anthologie poétique qui fera date, insistant d’ailleurs plus sur les textes d’après son arrivée en URSS et où peut s’exprimer son rayonnement d’intellectuel majeur, aux côtés de Neruda, Simonov ou Aragon.
 
Une deuxième étape commence lorsque les éditions François Maspéro s’engagent à leur tour pour la littérature turque, et Nâzim Hikmet en particulier. Dans un contexte tiers-mondiste, de solidarité socialiste mais aussi de découverte des littératures encore méconnues, plusieurs titres se succèdent jusqu’à Paysages humains (1973). Cet intérêt culminera en 1982 avec la publication d’un choix magnifique de poèmes turcs du XXe siècle, Entre les murailles et la mer.
Une large sympathie des milieux de gauche s’applique aussi à ce que l’on pourrait nommer une « invention du paysan » : la parution en 1963, dans la prestigieuse collection « Terre humaine », dirigée par Jean Malaurie), d’Un Village anatolien, recueil de notes villageoises par un jeune instituteur, Mahmoud Makal, va décider du destin de la littérature turque en France : l’accent sera désormais mis – et pour de longues années – sur l’arriération des villages et la vision d’une Turquie essentiellement rurale. Le travail des ethnologues, sociologues et journalistes renforce cette vision partielle et décalée d’un point de vue temporel puisque, au même moment, la Turquie s’urbanise très vite et, surtout, affirme sans ambiguité une littérature urbaine de grande qualité. D’une certaine manière, et malgré quelques années de rivalité avec Ankara, la littérature moderne ne cessera de s’écrire à Istanbul. Y compris l’œuvre de celui qui va incarner « l’éternel Turc » au cours des vingt années qui se profilent, le romancier Yachar Kemal. Du Pilier (paru en 1961 aux éditions Del Duca) jusqu’à Regarde l’Euphrate qui charrie du sang (Gallimard, 2004), les récits du Sud anatolien profond vont dominer la période et le qualifier pour l’attribution du prix Nobel de littérature… qu’il ne parviendra pas à obtenir avant son cadet Pamuk. D’ailleurs, ce processus d’universalisation engendre aussi des contresens sur l’œuvre et son auteur : l’exotisme rural et les modes d’exagération qu’il pratique, déforment, en quelque sorte, le regard du public étranger.
 
Quelques traductions isolées voient encore le jour : Suat Dervis (Les Ombres du Yali, EFR, 1958), Erhan Bener (Le Chat et la mort, Albin Michel, 1965) et Cetin Altan (quatre titres chez Flammarion), mais s’avèrent peu représentatives des grandes tendances à l’œuvre dans le pays. Ces adaptations, traductions à quatre mains ou réécritures indiquent surtout que la translation vers le français cherche encore sa voie : il est d’ailleurs indéniable que l’identification à la culture républicaine, moderniste et laïque évacue deux tendances importantes de la nouvelle littérature : les auteurs existentialistes des années 1950 qui veulent rompre avec le réalisme social, mais aussi l’importante frange des conservateurs, parfois nostalgiques de la culture ottomane mais dont les préoccupations littéraires innovantes passeront longtemps inaperçues – y compris dans le paysage intellectuel turc.
 
 
Années 1980 et 1990 : frémissements
Le renouvellement le plus spectaculaire concerne le domaine poétique : le grand lyrique du XIIIe siècle, Yunus Emre (Arfuyen), le classique du XXe siècle, Fazil Hüsnü Daglarca (Cheyne) et trois auteurs de la nouvelle génération sont publiés chez Créaphis/Royaumont. Au milieu d’une politique éditoriale erratique, le plus régulièrement traduit reste Özdemir Ince (né en 1936), dont les contacts et amis français permettent une reconnaissance rapide. Par ailleurs, des collections dédiées à la littérature turque se créent chez de petits éditeurs – L’Harmattan (6 titres), Publisud (5 titres dont deux coéditions avec l’Unesco) et Arfuyen, qui publie cinq recueils de poètes contemporains : Fazil Hüsnü Daglarca, Melih Cevdet Anday, Ahmet Hasim, Ilhan Berk et Orhan Veli.
 
Mais deux données vont transformer définitivement le paysage de la réception en France : tout d’abord, la présence permanente à Paris d’un auteur turc, Nedim Gürsel (né en 1951), chercheur en littérature comparée et romancier, qui vient renforcer le pôle des « passeurs » précédents, Münevver Andaç (la femme de Nâzim Hikmet, exilée en Pologne puis en France) et Güzin Dino, universitaire et traductrice de nombreux poètes contemporains. Sous leur férule, la littérature turque connaît une reconnaissance partielle dans les années 1980. Mais, bientôt, une nouvelle fenêtre s’ouvre : la revue Anka (1986-1997). Créée sous l’impulsion du poète exilé Ataol Behramoglu (né en 1942) et du peintre Yüksel Arslan (né en 1936), la revue a d’abord un caractère confidentiel puis, à partir du numéro consacré aux auteurs reçus dans le cadre des Belles étrangères/Turquie en 1993, connaît une plus large diffusion – en particulier auprès des éditeurs français, qui pourront y puiser quelques idées… C’est également la même période qui voit s’affirmer le goût des anthologies : dans l’attente d’ouvrages de référence ou d’histoire littéraire, les présentations globales de genres comme la nouvelle (Publisud et Arcantère/Unesco) ou la poésie (Publisud) permettent d’introduire un groupe d’auteurs dans ces deux domaines, en réalité dominants en Turquie face au roman. Les éditions Gallimard en profiteront également pour rééditer en format de poche (Connaissance de l’Orient) l’Anthologie de la poésie turque qu’avait préparée Nimet Arzik en 1968.

2000 et après
Grandeur et réussite de Orhan Pamuk : publié dès 1992 dans la collection « Du Monde entier », Orhan Pamuk va en quelques années s’imposer comme le romancier à vocation internationale qui modifie en profondeur toute l’image d’une littérature. Outre ses recherches formelles et un ton où domine une puissante mélancolie, c’est à la fois par son traitement du thème de la grande ville labyrinthique (Le Livre Noir) et son approche très novatrice des sujets historiques (Le Château blanc, Mon Nom est rouge) qu’il se distingue de l’ensemble de la production de son pays. Par ailleurs, il ouvre la voie à une importante production de récits historiques dont les Turcs se régalent et qui vont, d’une certaine manière, ouvrir les yeux aux lecteurs européens : Le Roman du Conquérant de Nedim Gürsel, L’Atlas des Continents brumeux de Ihsan Oktay Anar ou Le dernier Seigneur des Balkans de Necati Cumali seront traduits sur une période assez courte.
 
L'attribution en 2006 du prix Nobel de littérature au romancier Pamuk attire l’attention sur l’ensemble de la producrion turque, déjà présente dans diverses initiatives éditoriales car plus d’un éditeur avait commencé à explorer le domaine : Stock avec l’excellente Latife Tekin (Les Contes de la montagne d’ordures), L’Esprit des Péninsules (Paristanbul, Mirages du Sud de Nedim Gürsel, Le dernier Seigneur des Balkans de Necati Cumali) ou Les éditions du Rocher, qui publient deux romans de Tahsin Yücel (Vatandas et Les Cinq derniers jours du Prophète) ainsi que le plus spectaculaire des auteurs de polar turc : Ahmet Ümit. Buchet-Chastel et les éditions Métaillié s’intéressent aussi au policier avant qu’Actes Sud ne découvre Mehmet Murat Somer (On a tué bisou !, 2006). Une mention spéciale doit être faite des livres bilingues de la MEET : témoignages de la présence en résidence d’écrivains turcs à Saint-Nazaire, ils offrent à lire Enis Batur, Nedim Gürsel, Asli Erdogan et Tahsin Yücel.

Il ne faut pas oublier d’évoquer la question particulière qui se pose pour le turc : le phénomène de traduction ayant connu une grande irrégularité, des pans importants de la littérature du xxe siècle restent inconnus. Et il paraît difficile d’aborder véritablement cet univers culturel sans une présentation des classiques de la période républicaine… Cette prise de conscience pousse plusieurs éditeurs à entreprendre de présenter les grands noms qui ont forgé le paysage littéraire contemporain et dont les œuvres assurent le lien avec la période de fin de l’Empire : c’est ainsi qu’Actes Sud a entrepris de publier le romancier Ahmet Hamdi Tanpinar (1901-1962), auteur central d’une prose ironique et fantaisiste dans L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules, tandis que Bleu Autour envisage la publication des nouvelles complètes de Sait Faik (1906-1954), mais aussi les poèsies de Orhan Veli. Le Serpent à Plumes réédite tout d’abord le roman Youssouf le taciturne de Sabahattin Ali (1905-1948), avant de publier deux romans plus idéologiques : La Madonne au manteau de fourrure et Le Diable qui est en nous… En peu de temps, les auteurs majeurs des années 1940, cette période méconnue de grands changements politiques et culturels, sont révélés en français.
 
Depuis peu, une petite maison d’édition, Turquoise, s’est aussi engagée à publier des auteurs du début de la république : Le Mont aux Oliviers de Falih Rifki Atay témoigne de l’écroulement de la puissance ottomane dans les provinces arabes et plusieurs romans d’un des fondateurs de la littérature réaliste : Yakup Kadri Karaosmanoglu (Ankara en 2007 et Leïla, fille de Gomorrhe en 2009). Il existe d’autres « trous » à combler dans la réception en France : les romanciers de la période de maturité du roman turc, les contemporains de Yachar Kemal qui proposent une alternative à l’écrtiture épique. Ainsi Tahsin Yücel est publié par Actes Sud alors que Adalet Agaoglu, malgré son rayonnement dans la littérature d’aujourd’hui, ne réussit pas à séduire les éditeurs… Un des cas les plus intéressants reste celui de Enis Batur (né en 1952) : homme orchestre de la littérature contemporaine, essentiellement poète et essayiste érudit, il présente une œuvre fascinante. Dans le domaine des ventes, c’est Elif Safak (et son roman La Bâtarde d’Istanbul) qui bat des records en 2007 : d’ailleurs, le passage rapide en poche (10/18) vient confirmer ce nouveau tournant ; bien peu de romanciers turcs ayant jusqu’ici eu les honneurs d’une publication en Folio ou Points Seuil. Un chiffre encore prouve la hausse de l’intérêt : si entre 1975 et 1990, vingt-huit romans étaient parus, entre 1990 et 2009, quarante-quatre romans ont vu le jour, ainsi qu’ un nombre non négligeable de recueils de nouvelles ainsi que de poèmes.
Mais en réalité, la Turquie elle-même se réveille : sans doute, la vraie révolution culturelle des dernières années se trouve dans l’apport de TEDA, le fonds d’aide à la traduction du ministère turc de la Culture créé en 2002. Et l’on peut dire qu’une nouvelle génération est en passe d’émerger en France, où la pénurie de traducteurs littéraires se faisait cruellement sentir.

Perspectives
Qui veut publier des auteurs turcs ? Question saugrenue il y a encore quinze ans, elle préoccupe désormais de très nombreux éditeurs car la phase de normalisation de la réception de cette littérature est engagée, soutenue par la dynamique d’une Saison de la Turquie (juillet 2009-mars 2010). On constate une diversification des importateurs, ceux qui ont déjà franchi le pas (Métaillié, Galaade, Plon, J.-C. Lattès, Al Manar, Pétra) et ceux qui recherchent, à travers notes de lecture et conseils d’agents littéraires, quel auteur intégrer à leur catalogue. Ce qui est certain, c’est que les tendances les plus récentes de la littérature (les auteurs trash en particulier) attirent le regard : les romanciers Asli Erdogan, Murat Uyurkulak, Metin Kaçan ou Yigit Bener ont désormais la part belle. Reste que la féminisation de la littérature turque moderne n’est pas suffisamment reflétée dans le choix des auteurs : on a heureusement vu l’accueil qu’a reçu en 2009 Sema Kaygusuz, avec La Chute des prières (Actes Sud).
 
Par ailleurs, que manque-t-il objectivement pour offrir un paysage complet de l’intense vie littéraire de la période républicaine ? Le théâtre, déjà publié par L’Espace d’un Instant (Nâzim Hikmet, S. Burak, T. Cücenoglu), la littérature jeunesse et la poésie (pour l’ heure, seules les revues s’y intéressent : Action poétique, Siècle 21, Altermed). Il faudrait pouvoir y ajouter des ouvrages d’histoire littéraire et des essais, afin d’accroître la visibilité et la compréhension de la culture turque car son image globale garde un caractère brouillé.

Timour Muhidine, enseignant de littérature turque à l'INALCO, traducteur et responsable de collection "Lettres turques" chez Actes Sud

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