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La littérature mexicaine en français : un rapprochement progressif

mars 2009

Philippe Ollé-Laprune dresse le panorama des auteurs mexicains publiés en France, depuis le début du XXe siècle.
La présence d’auteurs mexicains dans les catalogues d’éditeurs français ou francophones est un fait assez récent, presque exclusivement réservé à la deuxième moitié du XXe siècle : comme pour le reste de l’Amérique latine, les premiers frémissements d’un intérêt littéraire émanent d’écrivains français tentés par l’exotisme et capables de reconnaître une certaine qualité à des livres venus de littératures lointaines. Mais il s’agit encore de curiosité, voire d’exceptions. En revanche, des publications de livres d’histoire ou de sciences humaines sur le Mexique, par des spécialistes français, sont très courantes. D’ailleurs, le passage de Maximilien et des troupes françaises au Mexique a laissé une mission archéologique sur place qui sert de lien avec la pensée française. Même Georges Bataille étudiera les sacrifices humains chez les Aztèques dans son livre La part maudite ; et rappelons-nous des textes d’Artaud sur les Indiens tarahumaras, des écrits de Breton sur son séjour de 1938 ou de Paul Morand, voyageur toujours curieux de faire connaître les impressions de ses visites à l’étranger. Le Mexique existe alors dans les fonds des éditeurs français grâce à ces publications d’écrivains, de penseurs et de scientifiques passionnés par ce pays.

Les premiers passeurs
Dans le domaine littéraire, les noms de ces grands premiers passeurs de textes sont Valery Larbaud, Jean Cassou, Paul Morand ou Étiemble. On peut consulter, à titre d’exemple, les articles que la NRF a consacrés à des auteurs latino-américains dans les années 1920 ou 1930 : si leur nombre est faible, cette présence n’est pas négligeable et des comptes rendus de livres en espagnol sont courants. En février 1929, Jean Cassou y commente El aguila y la serpiente de Martin Luis Guzmán, qui vient de sortir à Madrid. Il faudra attendre 1967 pour le voir publié par Gallimard, sous le titre de L’aigle et le serpent. En revanche, cette même maison publie en 1931 L’ombre du Caudillo de Guzmán, premier chef-d’œuvre mexicain dans le domaine romanesque. Il a été publié en espagnol en 1929, accompagné d’un grand succès populaire. La rapidité de son arrivée aux mains du lecteur français est bien surprenante. Tous n’ont pas cette chance, en particulier Alfonso Reyes, qui vécut de longues années à Paris, où il était diplomate ; il avait beau être en relation avec de nombreux auteurs ou éditeurs parisiens, il ne publiera aucun livre en France. De même Luis Cardoza y Aragon, un Guatémaltèque (mais qui vivra presque toute sa vie à Mexico et qui fait partie du « paysage littéraire mexicain »), dont les œuvres ne seront jamais traduites malgré un talent exceptionnel.

Cette arrivée timide de la littérature mexicaine n’est pas un hasard. D’un côté, ses qualités sont plus évidentes dans le domaine poétique, qui ne jouit jamais d’une bonne image commerciale pour les éditeurs ; et, d’un autre côté, les habitudes de traduire ne sont pas encore aussi poussées que de nos jours. L’Amérique latine en général et le Mexique en particulier ne sont pas encore des puissances littéraires reconnues. Et il est vrai aussi que la qualité des livres écrits et publiés au Mexique à cette époque avait du mal à se faire une place en France, à un moment particulièrement brillant de cette production.
Une voix littéraire particulière
Après la Seconde Guerre mondiale, l’ouverture des éditeurs français aux littératures étrangères s’accentue et la langue espagnole commence à jouir d’un certain prestige. Les exils de certains écrivains français les ont amenés vers ces terres lointaines et ils y ont découvert de nouveaux horizons réels et imaginaires. Le cas le plus remarquable est bien sûr celui de Roger Caillois, qui passe la guerre en Argentine et, dès le début des années 1950, anime la collection emblématique « La Croix du Sud » aux éditions Gallimard. Cela permettra de faire connaître des auteurs aussi différents que Borges ou Carpentier, Cortázar ou Vargas Llosa. Le Mexique n’est pas absent de cette collection pourtant plus concernée par l’Amérique du Sud (rappelons que le Mexique se situe en Amérique du Nord). Les Mexicains du catalogue sont des auteurs particulièrement remarquables : Arreola, Rosario Castellanos, Guzmán et Rulfo. Cela provoque une certaine curiosité et encourage d’autres éditeurs à se lancer dans la diffusion de cette littérature. Le grand roman de Agustin Yañez Al filo del agua est publié en 1961 chez Plon sous le titre Demain la tempête et Maurice Nadeau sort Le llano en flammes de Rulfo, ce livre de nouvelles extraordinaires qui frappe bien des lecteurs. Ces textes sont marqués par des traductions encore éloignées par la qualité de ce dont nous disposons aujourd’hui (il est révélateur que les deux livres de Rulfo, Le Llano en flammes et Pedro Paramo, ont dû être retraduits il y a peu…). Mais une évidence s’installe : il y a une voix littéraire particulière qui vient du Mexique et qui circule auprès des lecteurs avisés.
L ’autre exilé français de retour est Benjamin Péret : il a vécu 5 ans à Mexico et n’a aucun intérêt pour la littérature du pays, sauf les contes et légendes populaires, qu’il s’applique à faire connaître, et les textes d’un jeune poète proche dans ses débuts de l’esprit surréaliste : Octavio Paz. Celui-ci séjourne à Paris, où il travaille comme diplomate. Péret traduit Pierre de soleil et écrira, une fois rentré en France, ses textes les plus exaltants sur son pays d’accueil, comme Air mexicain. À partir de la publication de Pierre de soleil, Paz rentre dans le catalogue Gallimard et publie la quasi-totalité de son œuvre en français chez le prestigieux éditeur.

Le boom latino-américain
Si la circulation de la littérature mexicaine s’amplifie en douceur, les années 1960 et 1970 vont être marquées par un phénomène qui dépasse les frontières du Mexique : l’arrivée du boom latino-américain. Il a été longuement commenté, analysé, critiqué ou discuté. Avant cette explosion médiatique et commerciale, il y avait pourtant des auteurs de langue espagnole mondialement salués : Asturias du Guatemala (prix Nobel), Carpentier de Cuba, Borges d’Argentine et Onetti d’Uruguay jouissaient d’un grand prestige. Mais c’est bien avec la mise en place de ce système d’écriture que l’on a appelé « Réel merveilleux » que ces livres rencontrent un large lectorat : García Márquez, Cortázar, Vargas Llosa et Carlos Fuentes vont exploiter cette veine et donner certains chefs-d’œuvre de ces littératures. Le Mexicain le plus célèbre de cette tendance est ce dernier, qui publie alors qu’il a à peine 30 ans son grand roman La región más transparente en 1958 ; et, en France, Gallimard l’édite en 1963 sous le titre de La plus limpide région, avec une préface d’Asturias. Fuentes, lui aussi, est fidèle à son éditeur français, qui a publié l’essentiel de son œuvre jusqu’à aujourd’hui.

On assiste ainsi à un raz-de-marée international où certains personnages jouent un rôle capital. L’agente littéraire Carmen Balcells est certainement l’une des personnes qui a le mieux flairé ce qui allait se passer et a su organiser l’avènement de ses auteurs. De même, Ugné Karvelis, longtemps compagne de Julio Cortázar, a utilisé ses responsabilités chez Gallimard pour mieux faire remarquer ces écrivains puissants et originaux. Le tableau serait incomplet si on ne citait pas l’écrivain cubain Severo Sarduy, qui va constituer un catalogue extraordinaire aux éditions du Seuil, réussissant même à publier Sergio Pitol bien avant la grande reconnaissance internationale de son œuvre… Remarquons aussi que ces temps sont les plus favorables à l’édition mexicaine : l’Espagne est sous le joug du franquisme jusqu’en 1975 et les pays du cône Sud sont victimes de répressions terribles qui touchent, par la censure, les travaux de nombreux écrivains hispanophones. Le Mexique jouit d’une relative tranquillité et les grandes maisons de cette époque pourront publier tout ce que la langue espagnole compte d’important…
 
En France, d’autres éditeurs s’intéressent aux écrivains mexicains et plusieurs traductions circulent, en dehors des grands noms déjà cités. Belfond fait connaître Ibarguengoitia, Fayard publie del Paso, à titre d’exemple. Mais, d’une façon générale, jusqu’à une date récente, cette littérature est identifiée par deux grands noms : Octavio Paz, pour la poésie, et Carlos Fuentes, pour le roman.

Depuis la fin des années 1970, la création de maisons d’édition littéraires, par définition de petites tailles, a marqué la profession ; et il est normal que ces structures plus souples se soient lancées dans le domaine de la traduction. Par ailleurs, ce mouvement du boom latino-américain s’essouffle à la même époque. Tout est réuni pour que cette littérature commence à circuler en français, dans toute sa richesse et sa complexité. Comme poussées par cette activité, les grandes maisons suivent et publient des écrivains mexicains. Gallimard est la maison qui en publie le plus et la collection « La nouvelle Croix du Sud » est lancée par Severo Sarduy au début des années 1990. Même si le Mexique n’est pas la priorité, il est symptomatique de constater combien les productions en langue espagnole jouissent d’un regain d’intérêt.
 
Des maisons de tailles plus modestes se penchent sur ces Lettres : Actes Sud en fait traduire, fidèle à sa politique très internationale ; Anne-Marie Métailié construit un catalogue latino-américain particulièrement solide ; et les éditions de la Différence – dans ses collections « Les voix du Sud », « Le fleuve et l’écho », « Orphée » et « Latitudes » – font connaître des œuvres aussi variées que celles de Vilma Fuentes et José Emilio Pacheco, de José Agustin, José Gorostiza ou Juan Vicente Melo. On observe un double mouvement. D’un côté, les éditeurs sont conscients d’être « en retard », que les auteurs mexicains déjà confirmés ont été oubliés et qu’il faut ouvrir leurs catalogues à ces voix que l’on n’a pas su entendre. Et, par ailleurs, la variété et la qualité des nouveautés au Mexique invitent à observer avec attention ces livres puis, peut-être, à se lancer, à prendre des risques en publiant « à chaud » des livres sortis depuis peu. En effet, la production mexicaine a fait un grand bond, aussi bien qualitatif (les traductions se multiplient dans le monde entier) que quantitatif (on peut même parler de surproduction en termes de nombre de titres).

Certaines maisons de langue française se spécialisent  les plus brillants écrivains contemporains se retrouvent ainsi dans les catalogues de ceux qui prennent le risque d’effectuer un travail de fond, de ne pas chercher le livre qui fera bondir les ventes, mais qui misent plutôt sur le travail de fond et la fidélité aux auteurs. Les très remarquables Passage du Nord-Ouest et Les Allusifs sont les cas les plus évidents. Ils regroupent à eux deux, depuis près de 10 ans, les noms des auteurs les plus brillants du pays.

Avec l’invitation au Salon du livre de Paris, ce rapprochement déjà avancé s’est accéléré : de nombreux éditeurs français ont désiré accentuer leur travail dans ce domaine, et même certains se lancent dans la traduction d’écrivains mexicains pour la première fois. Des catalogues s’ouvrent, des travaux de fond se consolident. Plus de 40 nouveautés vont ainsi être proposées au lecteur et 17 écrivains sont traduits pour la première fois dans notre langue. Des maisons aussi prestigieuses que Denoël, Zulma, Verdier ou José Corti ont, par exemple, chacune trouvé un écrivain mexicain à leur goût. Les autorités mexicaines ont préparé ce rapprochement grâce au programme d’aide à la traduction, ProTrad, qui permet d’obtenir des fonds afin de publier des écrivains mexicains traduits dans toutes les langues possibles. Le succès indéniable du programme est particulièrement visible pour la langue française. Par ailleurs, depuis 6 ans, un prix littéraire indépendant, le « prix littéraire Antonin Artaud au Mexique », récompense un livre publié dans ce pays. L’une des récompenses consiste à faire traduire l’ouvrage élu en langue française. Trois d’entre eux (Fabio Morabito, Juan Villoro et David Toscana) vont voir leur livre sortir pour le Salon.

L’histoire de la présence d’œuvres d’auteurs mexicains traduits en français est une affaire de rapprochement progressif. Autrefois présentes à travers les livres de trois ou quatre auteurs, ces Lettres ont vu dans les traductions en français un reflet de leur évolution : elles sont plus denses, plus riches et plus éparpillées que jamais. Les tons, les univers personnels et les styles sont particulièrement différents. Cette richesse va permettre au lecteur français de découvrir un univers plus complexe et plus profond que celui auquel il s’attend...

Philippe Ollé-Laprune

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