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La réception de la littérature israélienne en France

avril 2008

Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS, évoque les différentes phases de cette réception, de l'identification à la culture juive à l'intérêt pour une littérature israélienne autonome.
La littérature hébraïque, entendue comme les œuvres de fiction d’écrivains composées en hébreu, est née au XIXe siècle, dans le cadre du processus de laïcisation des communautés juives en diaspora et du projet sioniste qui passait, notamment, par la rénovation de la langue de l’Ancien Testament.
Dans les premières décennies du XXe siècle, son centre s’est déplacé en Palestine et elle a accédé au statut de littérature nationale avec la création de l’État d’Israël, qui fait de l’hébreu sa langue officielle, reléguant aux marges les œuvres écrites en d’autres langues : arabe, yiddish, russe, anglais, français.
 
La construction d’une culture nationale laïque passait par une série de ruptures avec la culture religieuse juive (qui condamne l’usage profane de la langue sacrée), ainsi qu’avec l’héritage juif de la diaspora européenne, d’autant qu’il fallait intégrer les communautés juives non européennes. Contre la figure stéréotypée du Juif errant, déraciné, s’est construit le modèle héroïque de l’Israélien enraciné, proche de sa terre qu’il travaille et pour laquelle il combat vaillamment.
Cette différenciation de la culture hébraïque d’avec la culture juive a inévitablement instauré une tension entre Israël et les communautés juives de la diaspora, qui ne se reconnaissent pas toujours dans les œuvres qui y sont produites.
 
La réception de la littérature hébraïque en France a connu une évolution parallèle mais décalée par rapport à son développement. Dans les années 1950-1960, alors même que les écrivains dits de la « génération de l’État » s’imprègnent de la littérature existentialiste française pour rompre avec le réalisme socialiste qui prédominait dans la génération de la guerre d’Indépendance, la littérature hébraïque n’est pas perçue en France comme distincte de l’identité ou de la culture « juive ». Convoi de minuit de S. Yizhar, œuvre très controversée lors de sa publication en 1950 en raison de son évocation de l’expulsion de la population arabe vers les camps de réfugiés, a dû attendre pas moins de cinquante ans pour paraître en français (chez Actes Sud) !
 
Outre les ouvrages exportés par l’Organisation sioniste mondiale à destination du public juif, les rares traductions de l’hébreu en français parues à cette époque s’inscrivent soit dans la littérature de témoignage sur les camps de concentration, soit dans la culture et la pensée juive. Le circuit d’importation se répartit entre d’un côté les instances communautaires juives françaises, encore largement dominantes, et quelques acteurs du champ littéraire français, qui soulignent eux aussi la dimension spiritualiste de l’identité juive. Côté communautaire, le Fonds social juif unifié de France finance une collection intitulée « Présence du judaïsme » chez Albin Michel, où paraissent indifféremment des ouvrages sur les fêtes juives et des œuvres littéraires écrites en français (André Spire, Edmond Fleg) ou traduites du yiddish ou de l’hébreu. Dans cette collection paraît pour la première fois un recueil de contes d’Agnon, écrivain de l’entre-deux-guerres qui a décrit la vie de la communauté juive en Palestine et en diaspora, sept ans avant qu’il n’accède à la consécration internationale avec l’obtention du prix Nobel.
 
De manière générale, la sélection des œuvres traduites, qui privilégie les auteurs tournant en dérision le modèle épique – sur le mode satirique comme Ephraïm Kishon ou Amos Kenan, ou sur le mode contestataire comme Aharon Amir –, est en total décalage avec l’état du champ littéraire israélien, où dominent la veine réaliste socialiste des récits héroïques de la guerre d’Indépendance et la geste de la construction du pays. La parution aux éditions du Seuil en 1961 du roman très critique d’Aharon Amir sur la guerre d’Indépendance, Les Soldats du matin, n’a presque pas d’écho. La création en 1962 de l’Institut de traduction de la littérature hébraïque, chargé de promouvoir cette littérature à l’étranger, ne modifie pas cette situation, dans un premier temps.
 
Le prix Nobel décerné en 1966 à Agnon, s’il ne peut que confirmer l’identification de la littérature hébraïque à la culture juive, a sans doute contribué à susciter l’intérêt des éditeurs pour la littérature d’un pays que la guerre des Six-Jours place, par ailleurs, à la « une » de l’actualité.
 
La nouvelle période qui s’ouvre au début des années 1970 est marquée par une hausse du nombre des traductions (44 nouveaux titres de 1971 à 1981) et par la différenciation de l’espace de réception entre un pôle « communautaire » et/ou spiritualiste et un pôle de consécration « universelle ». Les traductions des auteurs de la « génération de l’État », Amos Oz, Yoram Kaniuk, A. B. Yehoshua – dans des collections de littérature étrangère chez Calmann-Lévy, Stock et Denoël – contribuent à dégager la littérature hébraïque du cadre communautaire. Elles ont été proposées par l’intermédiaire d’agents littéraires privés – donc par le marché du livre – ou par d’autres types de médiateurs, ce qui traduit l’autonomisation relative du champ littéraire israélien par rapport au champ politique.
 
Si la presse reconnaît à travers ces auteurs l’existence d’une « littérature israélienne autonome et d’une belle vigueur », comme l’écrit un commentateur en 1974, la réception à tonalité spiritualiste se maintient cependant à travers les deux figures marquantes que sont Agnon et David Shahar, son cadet et émule.
 
La perception de David Shahar illustre à la fois le processus d’universalisation par lequel s’opère la réception de cette littérature et les contresens qu’elle peut engendrer sur l’œuvre ou sur son auteur. Traduite chez Gallimard, cette œuvre évoque la cohabitation pacifique entre les différentes communautés religieuses qui peuplent Jérusalem sous le mandat britannique, la narration suivant le cours de la mémoire. Consacré par la critique comme le « Proust oriental », il obtient en 1981 le prestigieux prix Médicis de littérature étrangère. Si le processus d’universalisation n’exclut donc pas une note d’exotisme, la consécration n’est pas non plus exempte d’enjeux politiques : le couronnement du Jour de la Comtesse, qui évoque l’émeute de l’année 1936 mettant un terme à la cohabitation pacifique entre les communautés, intervient deux ans après la signature du traité de paix entre Israël et l’Égypte et dans le contexte de l’assassinat du président Sadate. Sa lecture comme un message pacifiste par la presse française de gauche, qui y voit un « Guerre et Paix oriental », se fait au prix d’un contresens sur les positions de l’auteur.
Cette consécration, si elle est l’aboutissement de la réception dominante de la littérature hébraïque dans les années 1970, annonce les années 1980 par sa politisation.
 
La forte hausse du nombre de traductions, qui double pendant cette période, avec 80 nouveaux titres traduits de 1982 à 1992, est liée à la diversification et à la spécialisation des médiateurs : à côté de l’Institut de traduction de la littérature hébraïque, dirigé par Nilli Cohen, qui développe ses activités, voit notamment le jour l’agence littéraire privée de Deborah Harris, tandis que les traducteurs, plus nombreux, se professionnalisent.
 
Cette période, marquée par la guerre du Liban (1982), qui ébranle le consensus national, puis par la première Intifada, se caractérise par une ouverture de la conception de la littérature nationale aux auteurs arabes israéliens écrivant en arabe, comme Émile Habibi, lauréat du prix Israël en 1992 (traduit chez Gallimard), ou en hébreu, comme Anton Shammas (traduit chez Actes Sud), et par une forte politisation du champ intellectuel israélien. À la différence de l’esthétisme détaché d’un Shahar, les écrivains de la « génération de l’État » – engagés auprès du mouvement « Paix Maintenant », comme Amos Oz ou A. B. Yehoshua, ou dans des groupements plus radicaux, comme le Comité des écrivains juifs et arabes fondé en 1987 par Yoram Kaniuk et Émile Habibi – sont devenus des voix de la mauvaise conscience nationale, tout en veillant à dissocier clairement leur engagement de leur œuvre.
 
Dans la presse nationale française, cet engagement politique, qui évoque le modèle des intellectuels français, est salué par la critique : on n’hésite pas à appeler Amos Oz « le Sartre israélien », alors même que l’émergence d’une gauche radicale postsioniste le fait apparaître comme modéré sur la scène politique nationale. Tout en soulignant qu’il ne s’agit pas de « littérature engagée » et en rappelant la dimension universelle de leurs œuvres, la critique française met l’accent sur la peinture de la société israélienne qui en forme la toile de fond et sur les implications politiques des thèmes traités (combat contre le fanatisme, humanisme, dialogue, etc.).
 
Elle n’a pas relevé l’absence des Palestiniens dans ces œuvres, qui leur est reprochée par des critiques israéliens de la nouvelle génération (notons qu’un des rares romans où apparaît un Palestinien, Les Confessions d’un bon Arabe de Kaniuk, paru en 1983 sous pseudonyme, n’a vu le jour en français que dix ans plus tard). La politisation de la réception s’observe également dans le mode de lancement de nouveaux auteurs, comme l’illustre l’exemple de David Grossman. Alors que ses aînés se sont d’abord fait connaître en France par leurs œuvres de fiction, Grossman est lancé par la traduction de son reportage sur les territoires occupés, Le Vent jaune, réalisé en pleine Intifada. Cependant, son éditeur français, le Seuil, a également veillé à dissocier l’œuvre littéraire de l’engagement politique de son auteur. L’intérêt pour leurs prises de position politiques s’est accentué depuis l’Intifada, puis les accords d’Oslo, quand le camp pacifiste est apparu représentatif d’une large part de la population israélienne.
 
Lauréat du prix Femina étranger en 1988, en pleine Intifada, Amos Oz a obtenu en 1992 le prix de la Paix de la foire de Francfort. Depuis ce moment, la presse française du centre gauche (Le Monde, Libération, Le nouvel Observateur) invite des intellectuels israéliens à s’exprimer dans ses colonnes, demande qui s’est accrue dans la dernière période. 
 
Cette dernière période, qui va de 1993 à nos jours, se caractérise par la « normalisation » de la réception de la littérature hébraïque, au sens où la diversification des importateurs et leur spécialisation permettent de faire écho de manière presque directe aux transformations du champ littéraire israélien, les délais entre la parution de l’original et la traduction s’étant fortement réduits. La féminisation de la littérature traduite de l’hébreu est le premier signe de cette normalisation, la représentation féminine passant de 6% à 25% des auteurs, sur près de 100 titres traduits de 1993 à 2001. Avec 14 titres traduits au cours de ces années, Fayard devient, auprès d’Actes Sud (14), le premier éditeur de littérature hébraïque en France. Il est suivi par Gallimard (8) et Calmann-Lévy (7), puis le Seuil (5), une maison de création récente : Metropolis (5), Albin Michel (2), Flammarion (2), Denoël (2), Grasset (2), Hachette Jeunesse (2), 32 autres titres se répartissant entre des petites maisons ou des filiales comme le Mercure de France. Quatre titres ont paru chez un nouvel éditeur, Stavit, spécialisé dans le domaine de la culture juive.
 
La diversification s’observe également du point de vue des genres traduits : roman policier (Batya Gour et Shulamit Lapid, chez Fayard), littérature pour la jeunesse (Uri Orlev, chez Actes Sud et Flammarion), essais (Yehoshua, Oz, Grossman, Kaniuk/Habibi), théâtre (Hanoch Levin, Éditions théâtrales/ Maison Antoine Vitez) s’ajoutent au roman. Cette diversification reflète le développement du marché du livre israélien. Si l’actualité peut favoriser l’intérêt pour cette littérature et si l’engagement pacifiste des auteurs est toujours célébré dans les portraits qu’en publie la presse nationale française, le choix et la réception des œuvres se présente toujours comme autonomisé tant des enjeux politiques que des enjeux économiques.
 
La nouvelle génération se démarque de ses aînés par sa tentative de distanciation par rapport aux réalités de la société israélienne et son inscription dans un espace de la littérature mondiale. Les œuvres romanesques des écrivains de la « génération de l'Etat », qui continuent de paraître, restent en effet marquées par une tension entre la description de la société israélienne (Amos Oz, Avraham. B. Yehoshua et Meir Shalev, chez Calmann-Lévy, Amos Oz étant passé chez Gallimard ; Yaakov Shabtaï, Yehoshua Kenaz, Actes Sud) et la question de ses liens avec l’histoire et la mémoire juive (Yoram Kaniuk, chez Fayard, Aharon Appelfeld, passé de Gallimard au Seuil, Sami Michaël, dont la description de la vie des juifs d’Irak est parue chez Denoël) – tension qui se retrouve dans l’œuvre de leur cadet David Grossman (Seuil).
 
La nouvelle génération d’écrivain(e)s apparue dans les années 1990 tend au contraire à gommer les spécificités spatio-temporelles, à les réinscrire dans l’expérience individuelle, la subjectivité, l’intimité (Zeruya Shalev et Alona Kimhi chez Gallimard, Judith Katzir chez Losfeld, Eleonora Lev au Seuil), ou encore à opérer une mise à distance par la dépersonnalisation, l’humour noir, le fantastique (Orly Castel-Bloom et Etgar Keret chez Actes Sud). La vogue de multiculturalisme a en outre favorisé l’apparition d’écrivains issus de familles juives provenant du Maghreb et du Moyen-Orient, qui revendiquent une identité longtemps opprimée (Yossi Sucary, Actes Sud), ainsi que d’écrivains appartenant à la communauté religieuse orthodoxe.
 
L’hébreu arrivait en treizième position des langues pour lesquelles des contrats de traduction ont été acquis par les éditeurs français entre 1996 et 2000, et en douzième position entre 2001 et 2005, signe de la vitalité de cette littérature et de l’intérêt croissant que continuent à lui témoigner les éditeurs français en dépit de ventes restreintes, mis à part quelques succès. L’invitation au Salon du livre en est la meilleure preuve. Si cet intérêt a permis de « rattraper » de grosses lacunes, comme Convoi de minuit d’Yizhar, évoqué ci-dessus, une œuvre majeure comme Le Dernier Juif de Kaniuk, publiée en 1982, est encore inconnue du public français (parue en anglais en 2006, elle est en cours de traduction chez Fayard). Le retard est encore plus manifeste dans le domaine poétique : si une Anthologie dans la poésie en hébreu moderne a paru chez Gallimard en 2001, seuls deux recueils d’Aharon Shabtaï sont traduits, un seul de David Avidan, aucun de Yaïr Horowitz. Signalons, pour terminer, l’apparition depuis les années 1990 de nombre de revues – Helicon, Emda, Shvo, Mita’am, Keshet ha-chadasha, Ho !, Ma’ayan et Ketem – qui témoignent de l’émergence d’une jeune génération et du renouveau que connaît la littérature en hébreu.
 

Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS

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